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Cela dit, je m'inclinai avec un respect réel et plein d'humiliation, après avoir vu ainsi tout au fond de la source d'un des plus grands événements politiques du monde.

Blaireau pensa, je ne sais pourquoi, que je me moquais de lui. Il retira sa main des miennes très doucement, par respect, et se gratta la tête:

"Si c'était, dit ce grand homme, un effet de votre bonté de regarder un peu mon bras gauche, seulement pour voir.

– C'est juste", dis-je.

Il ôta sa manche; et je pris une torche.

"Remercie Henriot, mon fils, lui dis-je, il t'a défait des plus dangereux de tes hiéroglyphes. Les fleures de lis, les Bourbons et Madeleine sont enlevés avec l'épiderme, et après-demain tu seras guéri et marié si tu veux."

Je lui serrai le bras avec mon mouchoir, je l'emmenai chez moi, et ce qui fut dit fut fait.

De longtemps encore je ne pus dormir, car le serpent était écrasé, mais il avait dévoré le cygne de la France.

Vous connaissez trop votre monde pour que je cherche à vous persuader que mademoiselle de Coigny s'empoisonna et que madame de Saint-Aignan se poignarda. Si la douleur fut un poison pour elles, ce fut un poison lent. Le 9 Thermidor les fit sortir de prison. Mademoiselle de Coigny se réfugia dans le mariage, mais bien des choses m'ont porté à croire qu'elle ne se trouva pas très bien de ce lieu d'asile. – Pour madame de Saint-Aignan, une mélancolie douce et affectueuse, mais un peu sauvage, et l'éducation de trois beaux enfants, remplirent toute sa vie et son veuvage dans la solitude du château de Saint-Aignan. Un an environ après sa prison, une femme vint me demander de sa part un portrait. Elle avait attendu la fin du deuil de son mari pour me faire reprendre ce trésor. – Elle désirait ne pas me voir. – Je donnais la précieuse boîte de maroquin violet, et je ne la revis pas. – Tout cela était très bien, très pur, très délicat. – J'ai respecté ses volontés, et je respecterai toujours son souvenir charmant, car elle n'est plus.

Jamais aucun voyage ne lui fit quitter ce portrait, n'a-t-on dit; jamais elle ne consentit à le laisser copier; peut-être l'a-t-elle brisé en mourant, peut-être est-il resté dans un tiroir de secrétaire du vieux château, où les petits-enfants de la belle duchesse l'auront toujours pris pour un grand-oncle: c'est la destinée des portraits. Il ne font battre qu'un seul coeur, et quand ce coeur ne bat plus, il faut les effacer.

XXXVII. De l'ostracisme perpétuel

Les dernières paroles du Docteur Noir résonnaient encore dans la grande chambre de Stello, lorsque celui-ci s'écria, en levant les deux bras au-dessus de sa tête:

"Oui, cela dut se passer ainsi!

– Mes histoires, dit rudement le conteur satirique, sont, comme toutes les paroles des hommes, à moitié vraies.

– Oui, cela dut se passer ainsi, poursuivit Stello, oui, je l'atteste par tout ce que j'ai souffert en écoutant. Comme l'on sent la ressemblance du portrait d'un inconnu ou d'un mort, je sens la ressemblance des vôtres. Oui, leurs passions et leurs intérêts les firent parler de la sorte. Donc, des trois formes de Pouvoir possibles, la première nous craint, la seconde nous dédaigne comme inutiles, la troisième nous hait et nous nivelle comme supériorités aristocratiques. Sommes-nous donc les ilotes éternels des sociétés?

– Ilotes ou Dieux, dit le Docteur, la Multitude, tout en vous portant dans ses bras, vous regarde de travers comme tous ses enfants, et de temps en temps vous jette à terre et vous foule aux pieds. C'est une mauvaise mère.

"Gloire éternelle à l'homme d'Athènes… – Oh! pourquoi ne sait-on pas son nom? Pourquoi le sublime anonyme qui créa la Vénus de Milo ne lui a-t-il pas réservé la moitié de son bloc de marbre? Pourquoi ne l'a-t-on pas écrit en lettres d'or, ce nom grossier sans doute, en tête des Hommes illustres de Plutarque? – Gloire à l'homme d'Athènes… – Je ne cesserai de le vénérer et de le considérer comme le type éternel, le magnifique représentant du Peuple de toutes les nations et de tous les siècles. Je ne cesserai de penser à lui toutes les fois que je verrai des hommes assemblés pour juger quelque chose, ou quelqu'un, ou seulement des hommes réunis qui se parleront d'une oeuvre ou d'une action illustre, ou seulement des hommes qui prononceront un nom célèbre, comme la Multitude les prononce d'ordinaire, avec un accent indéfinissable; c'est un accent pincé, roide, jaloux et hostile. On dirait que le nom sort de la bouche avec explosion, malgré celui qui le prononce, contraint par un charme magique, une puissance secrète qui en arrache les syllabes importunes. Lorsqu'il passe, la bouche grimace, les lèvres flottent vaguement entre le sourire du mépris et la contraction d'un examen profond et sérieux. Il y a du bonheur si, dans ce combat, le nom, en passant, n'est pas estropié ou suivi d'une rude et flétrissante épithète. Ainsi, lorsqu'on a goûté par complaisance une liqueur amère, si les lèvres la jettent loin d'elles, il est rare que ce mouvement ne soit pas suivi d'un souffle et d'une expression de dégoût.

"O Multitude! Multitude sans nom! vous êtes née ennemie des noms! – Considérez ce que vous faites lorsque vous vous assemblez au théâtre. Le fond de vos sentiments est le désir secret de la chute et la crainte du succès. Vous venez comme malgré vous, vous voudriez ne pas être charmée. Il faut que le Poète vous dompte par son interprète, l'acteur. Alors vous vous soumettez, non sans murmure et sans une longue suite de reproches sourds et obstinés. Car proclamer un succès, un nom, c'est pour chacun mettre ce nom au-dessus du sien, lui reconnaître une supériorité qui offense celui qui s'y soumet. Et jamais, je l'affirme, vous ne vous y soumettriez, ô fière Multitude! si vous ne sentiez en même temps (heureuse consolation!) que vous faites acte de protection. Votre position de juge, qui verse l'or à pleines mains, vous soutient un peu dans le cruel effort que vous faites en signant, par des applaudissements, l'aveu d'une supériorité. Mais partout où ce dédommagement secret ne vous est pas donné, à peine avez-vous fait une gloire, vous la trouvez trop haute et vous la minez sourdement, vous la rognez par le pied et la tête jusqu'à ce qu'elle retombe à votre niveau.

Votre unique passion est l'égalité, ô Multitude! et tant que vous serez, vous vous sentirez poussée par le besoin simultané d'un ostracisme perpétuel.

Gloire à l'homme d'Athènes… Eh! mon Dieu, me faut-il donc ne pas savoir comment il fut appelé! – Lui qui exprima, avec une immortelle naïveté, vos sentiments innés:

"Pourquoi le bannis-tu?

– Je suis fatigué, dit-il, d'entendre louer son nom."

XXXVIII. Le ciel d'Homère

Ilotes ou Dieux, répéta le Docteur Noir, vous souvient-il en outre d'un certain Platon qui nommait les poètes»imitateurs de fantômes" et les chassait de sa République? Mais aussi il les nommait: Divins. Platon aurait eu raison de les adorer, en les éloignant des affaires; mais l'embarras où il est pour conclure (ce qu'il ne fait pas) et pour unir son adoration à son bannissement, montre à quelles pauvretés et quelles injustices est conduit un esprit rigoureux et logicien sévère, lorsqu'il veut tout soumettre à une règle universelle. Platon veut l'utilité de tous dans chacun; mais voilà que tout à coup il trouve en son chemin des inutiles sublimes comme Homère, et il n'en sait que faire. Tous les hommes de l'art le gênent; il leur applique son équerre, et il ne peut les mesurer: cela le désole. Il les range tous, Poètes, Peintres, Sculpteurs, Musiciens, dans la catégorie des imitateurs; déclare que tout art n'est qu'un badinage d'enfants, que les arts s'adressent à la plus faible partie de l'âme, celle qui est susceptible d'illusions, la partie peureuse, qui s'attendrit sur les misères humaines; que les arts sont déraisonnables, lâches, timides, contraires à la raison; que pour plaire à la Multitude confuse, les Poètes s'attachent à peindre les caractères passionnés, plus aisés à saisir par leur variété; qu'ils corrompraient l'esprit des plus sages, si on ne les condamnait; qu'ils feraient régner le plaisir et la douleur dans l'Etat, à la place des lois et de la raison. Il dit encore qu'Homère, s'il eût été en état d'instruire et de perfectionner les hommes, et non un inutile chanteur, comme il était, (incapable même, ajoute-t-il, d'empêcher Créophile, son ami, d'être gourmand, ô niaiserie antique!), on ne l'eût pas laissé mendier pieds nus, mais on l'eût estimé, honoré et servi autant que Protagoras d'Abdère et Prodicus de Céos, sages philosophes, portés en triomphe partout.

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