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XII. Une distraction

"Voilà une horrible fin, dit Stello, relevant son front de l'oreiller qui le soutenait, et regardant le Docteur avec des yeux troublés… Où donc étaient ses parents?

– Ils labouraient leur champ, et j'en fus charmé. Près du lit de mes mourants, les parents m'ont toujours importuné.

– Eh! pourquoi cela? dit Stello…

– Quand une maladie devient un peu longue, les parents jouent le plus médiocre rôle qui se puisse voir. Pendant les huit premiers jours, sentant la mort qui vient, ils pleurent et se tordent les bras; les huit jours suivants, ils s'habituent à la mort de l'homme, calculent ses suites et spéculent sur elle; les huit jours qui suivent, ils se disent à l'oreille: Les veilles nous tuent; on prolonge ses souffrances; il serait plus heureux pour tout le monde que cela finît. Et s'il reste encore quelques jours après, on me regarde de travers. Ma foi, j'aime mieux les gardes-malades; elles tâtent bien, à la dérobée, les draps du lit, mais elles ne parlent pas.

– O noir Docteur! soupira Stello, – d'une vérité toujours inexorable!…

– D'ailleurs, Gilbert avait maudit avec justice son père et sa mère, d'abord pour lui avoir donné naissance, ensuite pour lui avoir appris à lire.

– Hélas! oui, dit Stello, il a écrit ceci:

– Malheur à ceux dont je suis né!

– Père aveugle et barbare! impitoyable mère!

– Pauvres, vous fallait-il mettre au jour un enfant

– Qui n'héritât de vous qu'une affreuse indigence?

– Encor si vous m'eussiez laissé mon ignorance!

– J'aurais vécu paisible en cultivant mon champ…

– Mais vous avez nourri les feux de mon génie.

– Voilà des vers raisonnables, dit le Docteur.

– Mauvaises rimes, dit l'autre par habitude.

– Je veux dire qu'il avait raison de se plaindre de savoir lire, parce que du jour où il sut lire il fut Poète, et dès lors il appartint à la race toujours maudite par les puissances de la terre… Quant à moi, comme j'avais l'honneur de vous le dire, je pris mon chapeau et j'allais sortir lorsque je trouvai à la porte les propriétaires du grabat, qui gémissaient sur la perte d'une clef… Je savais où elle était.

– Ah! quel mal vous me faites, impitoyable! N'achevez pas, dit Stello, je sais cette histoire.

– Comme il vous plaira, dit le Docteur avec modestie; je ne tiens pas aux descriptions chirurgicales, et ce n'est pas en elles que je puiserai les germes de votre guérison. Je vous dirai donc simplement que je rentrai chez ce pauvre petit Gilbert; je l'ouvris; je pris la clef dans l'oesophage et je la rendis aux propriétaires."

XIII. Une idée pour une autre

Lorsque le désespérant Docteur eut achevé son histoire, Stello demeura longtemps muet et abattu. Il savait comme tout le monde la fin douloureuse de Gilbert; mais comme tout le monde, il se trouva pénétré de cette sorte d'effroi que nous donne la présence d'un témoin qui raconte. Il voyait et touchait la main qui avait touché et les yeux qui avaient vu. Et plus le froid conteur était inaccessible aux émotions de son récit, plus Stello en état pénétré jusqu'à la moelle des os. Il éprouvait déjà l'influence de ce rude médecin des âmes qui, par ses raisonnements précis et ses insinuations préparatrices, l'avait toujours conduit à des conclusions inévitables. Les idées de Stello bouillonnaient dans sa tête et s'agitaient en tous sens, mais elles ne pouvaient réussir à sortir du cercle redoutable où le Docteur Noir les avait enfermées comme un magicien. Il s'indignait à l'histoire d'un pareil talent et d'un pareil dédain, mais il hésitait à laisser déborder son indignation, se sentant comprimé d'avance par les arguments de fer de son ami. Des larmes gonflaient ses paupières, et il les retenait en fronçant les sourcils. Une fraternelle pitié remplissait son coeur. En conséquence, il fit ce que trop souvent l'on fait dans le monde, il n'en parla pas, et il exprima une idée toute différente:

"Qui vous dit que j'aie pensé à une monarchie absolue et héréditaire, et que ce soit pour elle que j'aie médité quelque sacrifice? D'ailleurs, pourquoi prendre cet exemple d'un homme oublié? Combien dans le même temps n'eussiez-vous pas trouvé d'écrivains qui furent encouragés, comblés de faveurs, caressés et choyés!

– A la condition de vendre leur pensée, reprit le Docteur; et je n'ai voulu vous parler de Gilbert que parce que cela m'a été une occasion pour vous dévoiler la pensée intime monarchique touchant messieurs les Poètes, et nous convenons bien d'entendre par Poètes tous les hommes de la Muse ou des Arts, comme vous le voudrez. J'ai pris cette pensée secrète sur le fait, comme je viens de vous le raconter, et je vous la transmets fidèlement. J'y ajouterai, si vous voulez bien, l'histoire de Kitty Bell, en cas que votre dévouement politique soit réservé à cette triple machine assez connue sous le nom de monarchie représentative. Je fus témoin de cette anecdote en 1770, c'est-à-dire dix ans précisément avant la fin de Gilbert.

– Hélas! dit Stello, êtes-vous né sans entrailles? N'êtes-vous pas saisi d'une affliction interminable, en considérant que chaque année dix mille hommes en France, appelés par l'éducation, quittent la table de leur père pour venir demander à une table supérieure un pain qu'on leur refuse?

– Eh! à qui parlez-vous? je n'ai cessé de chercher toute ma vie un ouvrier assez habile pour faire une table où il y eût place pour tout le monde! Mais, en cherchant, j'ai vu quelles miettes tombant de la table Monarchique: vous les avez goûtées tout à l'heure. J'ai vu aussi celles de la table Constitutionnelle, et je vous en veux parler. Ne croyez pas qu'en ce que j'ai dessein de vous conter, il se trouve la plus légère apparence d'un drame, ni la moindre complication de personnages nouant leurs intérêts tout le long d'une petite ficelle entortillée que dénoue proprement le dernier chapitre ou le cinquième acte: vous ne cessez d'en faire de cette sorte sans moi. Je vous dirai la simple histoire de ma naïve Anglaise Kitty Bell. La voici telle qu'elle s'est passée sous mes yeux."

Il tourna un instant dans ses doigts une grosse tabatière où étaient entrelacés en losange les cheveux de je ne sais qui, et commença ainsi:

XIV. Histoire de Kitty Bell

Kitty Bell était une jeune femme comme il y en a tant en Angleterre, même dans le peuple. Elle avait le visage tendre, pâle et allongé, la taille élevée et mince, avec de grands pieds et quelque chose d'un peu maladroit et décontenancé que je trouvais plein de charme. A son aspect élégant et noble, à son nez aquilin, à ses grands yeux bleus, vous l'eussiez prise pour une des belles maîtresses de Louis XIV dont vous aimez tant les portraits sur émail, plutôt que pour ce qu'elle était, c'est-à-dire une marchande de gâteaux. Sa petite boutique était située près du Parlement, et quelquefois, en sortant, les membres des deux Chambres descendaient de cheval à sa porte, et venaient manger des buns et des mince-pies en continuant la discussion sur le Bill. C'était devenu une sorte d'habitude, par laquelle la boutique s'agrandissait chaque année, et prospérait sous la garde des deux petits enfants de Kitty. Ils avaient huit ans et dix ans, le visage frais et rose, les cheveux blonds, les épaules toutes nues et un grand tablier blanc devant eux et sur le dos, tombant comme une chasuble.

Le mari de Kitty, master Bell, était un des meilleurs selliers de Londres, et si zélé pour son état, pour la confection et le perfectionnement de ses brides et de ses étriers, qu'il ne mettait presque jamais le pied à la boutique de sa jolie femme dans la journée. Elle était sérieuse et sage; il le savait, il y comptait et, je crus, en vérité, qu'il n'était pas trompé.

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