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Chapitre III. Le Pays latin

A mesure que les silencieux observateurs s'éloignaient des quais, la foule devenait moins épaisse, les groupes plus rares, les rues plus étroites et plus sombres. Les maisons hautes et sans lumières, avec leurs toits aigus, n'avaient d'éveillé que quelques mansardes où brillait de loin en loin un flambeau mélancolique, isolé, ouvert comme un oeil, s'éteignant et se rallumant comme sous les efforts d'une paupière fatiguée, dans une veille pénible. Les vieux murs allongeaient partout leurs angles tout usés et leurs hautes bornes où se plaçaient en embuscade autrefois les tumultueux étudiants de vieilles universités. Les gouttières prolongeaient leurs longs museaux et faisaient tomber leurs ruisseaux sur les petits pavés aigus; et les petites portes, ornées de quelques rares sculptures, s'enfonçaient sous de arcades basses et noires.

"C'est ici que tout respire la passion du Savoir! C'est ici, c'est dans l'une des ruelles où nous sommes, disait Stello, en marchant, que rôdait la nuit Abailard amoureux, fuyant ses élèves enthousiastes qui, cachés derrière les hautes bornes, cherchaient à le voir passer, et dont le coeur battait en distinguant, à l'angle des murs, le profil romain du jeune sage. Il marchait, comme nous, en rêvant, et rêvait à l'Optimisme ressuscité depuis et dont il fut le premier chef; il rêvait au péché originel et tâchait de s'affermir dans ses distinctions subtiles, se répétant que les hommes naissent sujets à la peine du péché mais non au péché même. Mais son coeur l'interrompait en battant violemment, le dialecticien faisait un faux pas et l'amoureux voyait Héloïse et ses pénitences voluptueuses. Elle était à genoux, s'humiliant comme pécheresse et brûlante comme adorée maîtresse; l'extase commencée par la prière allait s'achever par l'amour. Son front était appuyé sur le marbre, ses mains blanches étaient jointes au-dessus de ses cheveux noirs et sortaient jusqu'au coude des larges manches de son ample robe brune; ses genoux ramassés sous les plis du vêtement touchaient presque sa poitrine; un fouet chargé de rudes lanières de cuir était auprès d'elle, et elle attendait son maître en soupirant. Abailard n'y voulait pas penser trop tôt, et s'arrêtait en s'appuyant sur cette pierre où nous voilà tous deux appuyés aussi, il se rappelait saint Bernard, son grand ennemi, et le dialecticien marchait d'un pas plus ferme et plus lent. Possédé par l'étude, son démon familier, il préparait pour le lendemain les triomphes de sa parole et, se souvenant de cette armée jeune et savante qu'il avait à conduire, il songeait à provoquer saint Bernard dans un terrible duel théologique devant le Pape. Ce tournoi futur enflammait sa pensée et l'empêchait de sentir l'autre aiguillon d'amour qui le faisait marcher. Sur chacune de ces petites fenêtres de la rue où nous sommes, il voyait la tête étonnée d'un Cardinal vaincu, et les ornements de ces grillages lui paraissaient les cordons rouges des barrettes qui s'inclinaient pour le saluer au concile de Soissons. Il lui arrivait de prononcer à haute voix des paroles latines qui lui devaient servir à résumer fortement son audacieuse pensée d'examen et de liberté. Il étendait les bras et disait d'une voix sombre ces mots mémorables, par lesquels il déclara que le témoignage de la raison pouvait s'élever contre la révélation:

Argumentum est ratio quoe rei dubioe fidem facit.

"Ensuite il s'arrêtait comme pour écouter les applaudissement de ses trois mille élèves, à Saint-Denis. Et il reprenait sa marche et touchait du plat de la main ce vieux pan de muraille que je touche, en disant: Ils n'auront rien à me répondre! Ils sont abattus!» et puis il frappait sa poitrine et voyait une triple couronne d'étoiles sur sa tête quand il parcourait d'un regard intérieur son Traité de la Trinité. Le Paraclet, colombe divine, volait devant lui, toute blanche, à travers les ombres et, sur une maison que surmontaient trois petites flèches aiguës, tournoyait et voltigeait, en soupirant, l'Esprit divin. Une porte pesante, étroite, verrouillée, cadenassée, chargée de barres de fer, comme celle-ci, s'ouvrait doucement, et il entrait sans faire plus de bruit que n'en fait cette jeune religieuse en soulevant son voile noir pour regarder si nous la suivons. Des tapis épais prévenaient le bruit de ses chaussures éperonnées, des tapisseries lourdes et doubles servaient de portes aux petites chambres, et une main amoureuse les soulevait devant lui, tout le long des corridors tournants. O profanations involontaires! mélanges ineffables de l'amour, de la sainteté et de la science que personne encore n'a compris entièrement! Soupirs mystiques et passionnés d'un amour énergique et pieux à la fois! Doubles Extases des âmes exaltées et des jeunes corps enflammés d'amour! Cris et sanglots échappés à la jeune fille savante et amoureuse, vous étiez jetés en langage romain par ces lèvres françaises, exhalés en paroles mortes de ce coeur où redoublait la vie, et dont les flammes eussent suffi pour la rendre à un monde éteint. O Héloïssa! Héloïssa! ô mademoiselle de Montmorency! vous parlez, vous aimez, vous priez, vous gémissez comme une vestale, comme une Martyre latine enivrée par les Bacchantes. O sainte! O amante! O savante sublime de dix-sept ans! je vous entends, je vous vois, triple Déesse! trois fois purifiée par l'expiation du cloître! Vous ouvrez vos bras au maître adoré qui vous a tout enseigné des choses du ciel et de la terre. Vous êtes agenouillée devant lui, vous lui baisez les mains en pleurant.»Ancilla! Soror, uxor tua! oui, ta servante, ta soeur, ta femme! Abailard! Non… pas ta femme, non, cela m'ôterait la gloire d'aimer! – amore! amore immoderato complexa sum! Je veux, je veux tes volontés, tes voluptés! – voluntates, voluptates tuas! En vérité, en vérité je crains plus, mon unique ami, de vous offenser que d'offenser Dieu, j'aime mieux plaire à vous qu'à lui: – te magis offendere quam Deum vereor." – Mais lui, épouvanté de ces paroles, posait sa main sur la bouche impie de sa brûlante élève et l'asseyait toute tremblante sur ses genoux, assis lui-même sur un long fauteuil près des hauts chenets de fer doré, sous la voûte d'une grande cheminée noire; et la flamme jetait des rougeurs vacillantes sur les joues brunes d'Héloïse, et pénétrait sous les arcs réguliers de ses sourcils, et l'âtre se peignait dans ses larges prunelles sombres, tantôt endormies, tantôt foudroyantes. Et bientôt perdus dans des échanges célestes de pensées mystiques et de caresses dévorantes, ravis à la fois par l'âme et les sens, ils ne parlaient plus, ils ne pensaient plus, ils ne voyaient plus.

– Voilà, voilà le côté divin de cette histoire, interrompit le noir Docteur, mais le côté humain, où est-il? Ne le verrez-vous jamais, ô Stello, Stello! Ce pays latin où nous marchons l'a vu au XIIe siècle, quand l'homme était précisément ce qu'il est ce soir et sera dans douze autres âges, et si…"

En parlant il frappait les murs et les pavés de sa canne avec un froid dédain, comme fatigué d'eux, de ce qu'il venait de dire et même de ce qu'il pensait intérieurement, et se tut pendant environ cent pas. Puis se souvenant tout à coup de ce dont il avait parlé, et rattrapant au vol ses idées dont il faisait peu de cas:

"Vos chers vieux murs à ogives moresques et arabes, ogives avec lesquelles les Poètes de notre temps ne cessent de faire joujou en enfants qu'ils sont, vos chères colonnettes, vos gargouilles grossières comme leurs noms, tous ces trèfles de l'Alhambra dont les personnages du moyen âge sont les rois, les dames et les valets que vous ne cessez de mêler, couper et mêler jusqu'à satiété complète; tous ces chers, vieux, sales murs, ont revu Abailard bien différent de ce qu'il est dans votre souvenir. Il fut tel, il est vrai, dans la fraîcheur de cet amour. Mais, ô égoïste et tyrannique professeur! il n'était plus homme, et par sombre jalousie il ne voulut pas que la belle Héloïse fût encore femme. Combien elle lui fut supérieure, grand Dieu! et combien le coeur de la femme est plus près que le nôtre du coeur de l'Ange!

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