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Cette Magdeleine sans repentir est-elle assez au-dessus de cet homme que des arguments et des arguties consolent; elle qui ne veut pas et ne voulut jamais être consolée, dans sa naïve et franche désolation? Le coeur de la femme brûle et fume sans cesse sur l'autel comme une sainte hostie toujours saignante; elle obéit, elle prie, elle est Abbesse, mais toujours, toujours amante, elle écrit et supplie pour obtenir la grâce d'une réponse. Le cerveau l'emporte chez l'homme, et il se félicite d'être débarrassé du reste. Sa victime est incarcérée, il est tranquille. Il ne se désespère point, il ne souhaite point de mourir, au contraire, il se félicite d'être aussi dégagé de la chair que le saint rhéteur Origène, sans avoir à se le reprocher, et de n'avoir plus une distraction à sa Dialectique, sa vraie maîtresse. C'est la Dialectique qu'il adore et pour laquelle il veut vivre, vivre gras et honoré. S'il s'afflige encore, car cela lui arrive, de quoi s'afflige-t-il? – C'est d'une thèse. Une thèse blâmée par un concile. Il souffre dans sa chère Dialectique. – La veuve religieuse, éloquente sans le vouloir être, s'était prêtée à l'étude par amour de son amant; mais une fois l'amant retranché du monde, elle n'aime plus rien, elle ne peut même plus prier parce que les ailes de l'amour n'emportent plus au ciel ses oraisons. Au milieu du sacrifice divin, intermissarum solemnia, elle ne se repent pas des fautes commises, mais se représente en rêve et regrette les fautes perdues. Voluptatum phantasmata! les fantômes de ses voluptés!

Elle se frappe, elle s'accuse, pleine d'une bonté adorable, d'avoir causé l'infortune de son amant. Les grands hommes trouveront-ils toujours leur perte dans les femmes! s'écrie-t-elle; la femme est plus amère que la mort!» Elle se déteste, elle se maudit. – Et lui! c'était de son ennemi saint Bernard qu'il était occupé lorsqu'il revint, ici, dans ce pays latin où nous passons, ce pays des thèses, des synthèses et des hypothèses, ce royaume de la dispute inutile.

– Dites: de la recherche perpétuelle de la vérité! interrompit l'exalté Stello en marchant à plus grands pas. Ici les murs ont tous été frappés par des fronts et des crânes remplis d'ardentes pensées. Quel est celui de ces murs qui n'a pas reçu mille coups de canif en dedans et de poignard en dehors? Ah! courage de la pensée conquérante, oserons-nous encore vous méconnaître? – Non! – S'il semble moins faible par le coeur, Abailard ne fut pas moins passionné; mais, en grand homme, il fut maître de son malheur, et maître de sa maîtresse. Il s'éleva au-dessus de son infortune en faisant plus grand bruit de ses oeuvres que de son demi-assassinat, et, vaincu par six bourreaux dans un des angles de ces murailles, il fut vainqueur par l'éloquence, à ce couvent de Cluny, dont les moines voulurent l'empoisonner pour se venger de son éclat. Il eut cette récompense divine de trouver sur la terre une femme digne de lui et assez forte pour lui obéir, pour enlever à la vue des hommes un corps inutile à leur amour, et pour lui conserver son âme ardente et chaste comme un brûlant séraphin. En elle alors, il put verser en paix, et en toute confiance, les grandes douleurs des combats de la pensée et les nobles peines du génie trahi.

– Marchons, marchons, dit le docteur Noir, en pressant ses pas, tout ceci nous conduit à la question qui nous occupait mais ne saurait la résoudre encore. Il semble que tout s'unisse pour nous entretenir dans une seule idée: le chemin, les rues nous en parlent; les hommes, les accidents, les eaux, les pierres, tout s'en mêle. Voyez cette rue! voyez! ici Ramus fut lapidé, égorgé et jeté par les fenêtres pour avoir séparé l'I du J et l'U du V, et attaqué Aristote outre cela. Il est vrai que l'on prit pour prétexte son Calvinisme et la Saint-Barthélemy pour occasion, mais le fond de la chose est qu'il avait médit d'Aristote. Ce n'était pas peu de chose que ce crime, car Aristote, c'est l'immobilisation même de l'espèce humaine, et quand une fois on l'avait bien étudié et enseigné comme les braves théologiens de la Faculté, on le défendait unguibus et rostro, et l'on faisait gaiement arracher les entrailles de Pierre de La Ramée par ses jolis petits élèves. – Mais, marchons, marchons toujours. C'est l'éternel frottement de l'homme esprit et de l'homme matière, rude étreinte dans laquelle le premier doit longtemps encore succomber. Mais nous examinerons cela plus tard. – Je vous en conjure, marchons. – Voyez-moi cette innocente religieuse qui se retourne timidement et ne se hasarderait pas à nous parler quand il s'agirait de sa part du paradis. Elle nous fait seulement comprendre qu'il est bien cruel à nous de la faire ainsi rester les pieds sur le pavé mouillé et l'épaule à pluie, tandis que nous pourrions hâter le pas et que la foule ne nous obsède plus. Elle ne pense qu'à notre arrivée. Elle va droit à son lit de malade, où est son devoir. La voilà qui frappe à la grande porte cochère. Elle attend à présent et se retourne de notre côté. Sa guimpe blanche et empesée paraît de loin éclairée par une lumière intérieure de la maison. Elle reste là pour nous. Bonne fille! elle ne réfléchit point comme vous à chaque pas et sur chaque pavé. Elle n'a qu'une bonne grosse idée bien solide, une fois pour toutes et qui lui durera toute sa vie! Dieu la tienne en joie! Dépêchons-nous, nous approchons. Elle tient la porte plus ouverte. Elle nous a aperçus. Allons, nous voilà chez lui. Passez."

La religieuse les fit entrer tous deux et referma la lourde porte cochère.

Trivulce

Le docteur Noir dit en entrant:

"Vous voici chez un jeune étudiant en droit qui se nomme Trivulce. Contre la coutume de ses camarades, que leurs parents jettent sans argent au milieu des tentations, il est riche. Il y a ici un banquier sur lequel il tire autant d'or qu'il lui en prend fantaisie, et cela dure ainsi depuis qu'il a atteint l'âge de dix-sept ans. Il en a vingt-deux aujourd'hui. De cette source de fortune, de cette bourse magique où se trouve toujours un or intarissable, il ne s'occupe pas plus que si cela était tout naturel, et une dette que la Providence lui paie par quartiers et très exactement.

– Quand il a vu qu'autour de lui cela ne se passait jamais ainsi, il a bien fait d'abord quelques vagues questions, mais s'est contenté aussi de vagues réponses et s'est habitué parfaitement à voir ainsi pleuvoir sur lui la manne du ciel. L'étude l'a possédé dès l'enfance et les autres passions ont glissé sur lui. Avec les femmes il a toujours été brusque et dur par gaucherie, comme se montrent en général ceux qu'une mauvaise honte et l'amour du sans-gêne empêchent d'aller dans le grand monde. Quelques jeunes filles qu'il encensait de vers médiocres en les appelant vierges pour rimer richement à cierges, l'ont toujours traité avec tant d'égards, grâce à son or, qu'il n'a jamais trouvé l'occasion qu'il désirait ardemment de donner un coup de poignard à une infidèle ou de le recevoir d'une jalouse. Elles étaient d'une constance qui lui rendit quelquefois nécessaires des voyages imprévus. A présent il se croit revenu des grandes passions, depuis plus de cinq ans; il est négligé dans sa mise, sobre dans sa vie, modeste dans les dépenses de sa maison, il s'avoue et se proclame hautement un homme pur et il se regarde sincèrement comme un homme grave. Il parle beaucoup et à tout propos de la théologie et de toutes les théogonies, cosmogonies et mythologies du monde, depuis le Brahmanisme, l'Hermétisme égyptien, le Bouddhisme, le Lamaïsme, jusqu'aux doctrines d'attractions passionnelles et de Panthéisme; mais gardez-vous de croire qu'il ait l'esprit assez fort et assez calme pour avoir étudié ce dont il parle, et pour avoir remonté aux sources antiques afin d'y trouver quelque jet de vérité, lui creuser un lit, le conduire toujours grossissant d'âge en âge comme de fleuve en fleuve, et l'amener jusqu'à nos jours. Il en est incapable parce que sa passion lui porte à la tête et l'étourdit sans cesse. Il se croit toujours au moment d'atteindre ce qu'il cherche, et c'est un monde céleste qu'il a dans l'esprit depuis une certaine lecture qu'il a eu le malheur de faire d'un vieux manuscrit égaré dans les papiers de son curateur millionnaire. C'est du reste une assez dangereuse lecture et d'autres s'en seraient troublés. Vous pourrez bien, Stello, en être préoccupé pendant quelques nuits."

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