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Je posai mes papiers sur la table, et je le regardai avec un air de surprise qui lui en donna un peu à lui-même.

"Je n'aurais pas cru, lui dis-je sans me déranger, que vous vinssiez ici pour votre plaisir."

Il quitta tout d'un coup son air de matador et se mit dans un fauteuil près de moi:

"Ah çà! franchement, me dit-il à voix basse, êtes-vous appelé comme je le suis, je ne sais pourquoi?»

Je remarquai en cette occasion ce qui arrivait souvent alors, c'est que le tutoiement était une sorte de langage de comédie qu'on récitait comme un rôle, et que l'on quittait pour parler sérieusement.

"Oui, lui dis-je, je suis appelé, mais comme les médecins le sont souvent: cela m'inquiète peu, pour moi du moins, ajoutai-je en appuyant sur ces derniers mots.

– Ah! pour vous!» me dit-il en époussetant ses bottes avec sa cravache. Puis il se leva et marcha dans la chambre en toussant avec un peu de mauvaise humeur.

Il revint.

"Savez-vous s'il est en affaire? me dit-il.

– Je le suppose, répondis-je, citoyen Chénier."

Il me prit la main impétueusement.

"Çà, me dit-il, vous ne m'avez pas l'air d'un espion. Qu'est-ce que l'on me veut, ici? Si vous savez quelque chose, dites-le-moi."

J'étais sur les épines; je sentais qu'on allait entrer, que peut-être on voyait, que certainement on écoutait. La Terreur était dans l'air, partout, et surtout dans cette chambre. Je me levai et marchai, pour qu'au moins on entendît de longs silences, et que la conversation ne parût pas suivie. Il me comprit et marcha dans la chambre dans le sens opposé. Nous allions d'un pas mesuré, comme deux soldats en faction qui se croisent; chacun de nous prit, aux yeux l'un de l'autre, l'air de réfléchir en lui-même, et disait un mot en passant; l'autre répondait en repassant.

Je me frottai les mains.

"Il se pourrait, dis-je assez bas en ne faisant semblant de rien et en allant de la porte à la cheminée, qu'on nous eût réunis à dessein." Et très haut:»Joli appartement!»

Il revint de la cheminée à la porte et, en me rencontrant au milieu, dit:

"Je le crois." Puis, en levant la tête:»Cela donne sur la cour."

Je passai.

"J'ai vu votre père et votre frère ce matin", dis-je. Et en criant:»Quel beau temps il fait!»

Il repassa.

"Je le savais; mon père et moi nous ne nous voyons plus, et j'espère qu'André ne sera pas longtemps là.

– Un ciel magnifique!»

Je le croisai encore.

"Tallien, dis-je, Courtois, Barras, Clauzel sont de bons citoyens." Et avec enthousiasme:»C'est un beau sujet que Timoléon!»

Il me croisa en revenant.

"Et Barras, Collot d'Herbois, Loiseau, Bourdon, Barrère, Boissy d'Anglas… – J'aimais encore mieux mon Fénelon."

Je hâtai la marche.

"Ceci peut durer encore quelques jours. – On dit les vers bien beaux."

Il vint à grands pas et me coudoya.

"Les Triumvirs ne passeront pas quatre jours. – Je l'ai lu chez la citoyenne Vestris."

Cette fois je lui serrai la main en traversant.

"Gardez-vous de nommer votre frère, on n'y pense pas. – On dit le dénouement bien beau."

A la dernière passe, il me reprit chaudement la main.

"Il n'est sur aucune liste; je ne le nommerai pas. Il faut faire le mort. Le 9 je l'irai délivrer de ma main. – Je crains qu'il ne soit trop prévu."

Ce fut la dernière traversée. On ouvrit; nous étions aux deux bouts de la chambre.

XXXIV. Un petit divertissement

Robespierre entra, il tenait Saint-Just par la main; celui-ci, vêtu d'une redingote poudreuse; pâle et défait, arrivait à Paris. Robespierre jeta sur nous deux un coup d'oeil rapide sous ses lunettes, et la distance où il nous vit l'un de l'autre me parut lui plaire; il sourit en pinçant les lèvres.

"Citoyens, voici un voyageur de votre connaissance", dit-il.

Nous nous saluâmes tous trois, Joseph Chénier en fronçant le sourcil, Saint-Just avec un signe de tête brusque et hautain, moi gravement, comme un moine.

Saint-Just s'assit à côté de Robespierre, celui-ci sur son fauteuil de cuir, devant son bureau, nous en face. Il y eut un long silence. Je regardais les trois personnages tour à tour. Chénier se renversait et se balançait avec un air de fierté, mais un peu d'embarras, sur sa chaise, comme rêvant à mille choses étrangères. Saint-Just, l'air parfaitement calme, penchait sur l'épaule sa belle tête mélancolique, régulière et douce, chargée de cheveux châtains flottants et bouclés; ses grands yeux s'élevaient au ciel, et il soupirait. Il avait l'air d'un jeune saint. – Les persécuteurs prennent souvent des manières de victimes. Robespierre nous regardait comme un chat ferait de trois souris qu'il a prises.

"Voilà, dit Robespierre d'un air de fête, notre ami Saint-Just qui revint de l'armée. Il y a écrasé la trahison, il en fera autant ici. C'est une surprise, on ne l' attendait pas, n'est-ce pas, Chénier?»

Et il le regarda de côté, comme pour jouir de sa contrainte.

"Tu m'as fait demander, citoyen? dit Marie-Joseph Chénier avec humeur; si c'est pour affaire, dépêchons-nous, on m'attend à la Convention.

– Je voulais, dit Robespierre d'un air empesé, en me désignant, te faire rencontrer avec cet excellent homme qui porte tant d'intérêt à ta famille."

J'étais pris. Marie-Joseph et moi nous nous regardâmes, et nous nous révélâmes toutes nos craintes par ce coup d'oeil. Je voulus rompre les chiens.

"Ma foi, dis-je, j'aime les lettres, moi, et Fénelon…

– Ah! à propos, interrompit Robespierre, je te fais compliment, Chénier, du succès de ton Timoléon dans les ci-devant salons où tu en fais la lecture. – Tu ne connais pas cela, toi?» dit-il à Saint-Just avec ironie.

Celui-ci sourit d'un air de mépris, et se mit à secouer la poussière de ses bottes avec le pan de sa longue redingote, sans daigner répondre.

"Bah! bah! dit Joseph Chénier en me regardant, c'est trop peu de chose pour lui."

Il voulait dire cela avec indifférence, mais le sang d'auteur lui monta aux joues.

Saint-Just, aussi parfaitement calme qu'à l'ordinaire, leva les yeux sur Chénier et le contempla comme avec admiration.

"Un membre de la Convention qui s'amuse à cela en l'an II de la République me paraît un prodige, dit-il.

– Ma foi, quand on n'a pas la haute main dans les affaires, dit Joseph Chénier, c'est encore ce qu'on peut faire de mieux pour la Nation."

Saint-Just haussa les épaules.

Robespierre tira sa montre, comme attendant quelque chose, et dit d'un air pédant:

"Tu sais, citoyen Chénier, mon opinion sur les écrivains. Je t'excepte, parce que je connais tes vertus républicaines, mais en général je les regarde comme les plus dangereux ennemis de la patrie. Il faut une volonté une. Nous en sommes là. Il la faut républicaine, et pour cela il ne faut que des écrits républicains; le reste corrompt le Peuple. Il faut le rallier, ce Peuple, et vaincre les bourgeois, de qui viennent nos dangers intérieurs. Il faut que le Peuple s'allie à la Convention et elle à lui; que les Sans-Culottes soient payés et colérés, et restent dans les villes. Qui s'oppose à mes vues? Les écrivains, les faiseurs de vers qui font du dédain rimé, qui crient: O mon âme! fuyons dans les déserts! ces gens-là découragent. La Convention doit traiter tous ceux qui ne sont pas utiles à la République comme des contre-révolutionnaires.

– C'est bien sévère, dit Marie-Joseph assez effrayé, mais plus piqué encore.

– Oh, je ne parle pas pour toi, poursuivit Robespierre d'un ton mielleux et radouci; toi, tu as été un guerrier, tu es législateur, et, quand tu ne sais que faire, Poète.

– Pas du tout! pas du tout! dit Joseph, singulièrement vexé; je suis au contraire né Poète et j'ai perdu mon temps à l'armée et à la Convention."

J'avoue que malgré la gravité de la situation, je ne pus m'empêcher de sourire de son embarras.

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