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Supposez que Platon s'avance seul au milieu de tous, et lise à la céleste famille cette feuille de sa République que je vous ai citée. Pensez-vous qu'Homère ne puisse pas lui dire du haut de son trône:

Mon cher Platon, il est vrai que le pauvre Homère et, comme lui, tous les infortunés immortels qui l'entourent, ne sont rien que des imitateurs de la Nature; il est vrai qu'ils ne sont pas tourneurs parce qu'ils font la description d'un lit, ni médecins parce qu'ils racontent une guérison; il est vrai que par une couche de mots et d'expressions figurées, soutenues de mesure, de nombre et d'harmonie, ils simulent la science qu'ils décrivent; il est bien vrai qu'ils ne font ainsi que présenter aux yeux des mortels un miroir de la vie, et que, trompant leurs regards, ils s'adressent à la partie de l'âme qui est susceptible d'illusion; mais, ô divin Platon! votre faiblesse est grande, lorsque vous croyez la plus faible cette partie de notre âme qui s'émeut et qui s'élève, pour lui préférer celle qui pèse et qui mesure. L'Imagination, avec ses élus, est aussi supérieure au Jugement, seul avec ses orateurs, que les dieux de l'Olympe aux demi-dieux. Le don du ciel le plus précieux, c'est le plus rare. – Or ne voyez-vous pas qu'un siècle fait naître trois Poètes, pour une foule de logiciens et de sophistes très sensés et très habiles? L'Imagination contient en elle-même le Jugement et la Mémoire sans lesquels elle ne serait pas. Qui entraîne les hommes, si ce n'est l'émotion? qui enfante l'émotion, si ce n'est l'art? et qui enseigne l'art, si ce n'est Dieu lui-même? Car le Poète n'a pas de maître, et toutes les sciences sont apprises, hors la sienne. – Vous me demandez quelles institutions, quelles lois, quelles doctrines j'ai données aux villes? Aucune aux nations, mais une éternelle au monde. – Je ne suis d'aucune ville, mais de l'univers. – Vos doctrines, vos lois, vos institutions, ont été bonnes pour un âge et un peuple, et sont mortes avec eux; tandis que les oeuvres de l'Art céleste restent debout pour toujours à mesure qu'elles s'élèvent, et toutes portent les malheureux mortels à la loi impérissable de l'AMOUR et de la PITIE."

Stello joignit les mains malgré lui, comme pour prier. Le Docteur se tut un moment, et bientôt continua ainsi:

XXXIX. Un mensonge social

"Et cette dignité calme de l'antique Homère, de cet homme symbole de la destinée des Poètes, cette dignité n'est autre chose que le sentiment continuel de sa mission que doit avoir toujours en lui l'homme qui se sent une Muse au fond du coeur. – Ce n'est pas pour rien que cette Muse y est venue: elle sait ce qu'elle doit faire, et le Poète ne le sait pas d'avance. Ce n'est qu'au moment de l'inspiration qu'il l'apprend. – Sa mission est de produire des oeuvres, et seulement lorsqu'il entend la voix secrète. Il doit l'attendre. Que nulle influence étrangère ne lui dicte ses paroles: elles seraient périssables. – Qu'il ne craigne pas l'inutilité de son oeuvre: si elle est belle, elle sera utile par cela seul, puisqu'elle aura uni les hommes dans un sentiment commun d'adoration et de contemplation pour elle et la pensée qu'elle représente.

Le sentiment d'indignation que j'ai excité en vous a été trop vif, monsieur, pour me permettre de douter que vous n'ayez bien senti qu'il y a et qu'il y aura toujours antipathie entre l'homme du Pouvoir et l'homme de l'Art; mais outre la raison d'envie et le prétexte d'utilité, ne reste-t-il encore pas une autre cause plus secrète à dévoiler? Ne l'apercevez-vous pas dans les craintes continuelles où vit tout homme qui a une autorité, de perdre cette autorité chérie et précieuse qui est devenue son âme?

– Hélas! j'entrevois à peu près ce que vous m'allez dire encore, dit Stello; n'est-ce pas la crainte de la vérité?

– Nous y voilà, dit le Docteur avec joie.

Comme le Pouvoir est une science de convention selon les temps, et que tout ordre social est basé sur un mensonge plus ou moins ridicule, tandis qu'au contraire les beautés de tout Art ne sont possibles que dérivant de la vérité la plus intime, vous comprenez que le Pouvoir, quel qu'il soit, trouve une continuelle opposition dans toute oeuvre ainsi créée. De là ses efforts éternels pour comprimer ou séduire.

– Hélas! dit Stello, à quelle odieuse et continuelle résistance le Pouvoir condamne le Poète! Ce Pouvoir ne peut-il se ranger lui-même à la vérité?

– Il ne le peut, vous dis-je! s'écria violemment le Docteur en frappant sa canne à terre. Et mes trois exemples politiques ne prouvent point que le Pouvoir ait tort d'agir ainsi, mais seulement que son essence est contraire à la vôtre et qu'il ne peut faire autrement que de chercher à détruire ce qui le gêne.

– Mais, dit Stello avec un air de pénétration (essayant de se retrancher quelque part, comme un tirailleur chargé en plaine par un gros escadron), mais si nous arrivions à créer un Pouvoir qui ne fût pas une fiction, ne serions-nous pas d'accord?

– Oui, certes; mais est-il jamais sorti, et sortira-t-il jamais des deux points uniques sur lesquels il puisse s'appuyer, Hérédité et Capacité, qui vous déplaisent si fort, et auxquels il faut revenir? Et si votre Pouvoir favori règne par l'Hérédité et la Propriété, vous commencerez, monsieur, par me trouver une réponse à ce petit raisonnement connu sur la Propriété:

C'est là ma place au soleil: voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre.

Et sur l'Hérédité, à ceci:

On ne choisit pas, pour gouverner un vaisseau dans la tempête, celui des voyageurs qui est de meilleure maison.

Et en cas que ce soit la Capacité qui vous séduise, vous me trouverez, s'il vous plaît, une forte réponse à ce petit mot:

Qui cédera la place à l'autre? Je suis aussi habile que lui. -QUI DECIDERA ENTRE NOUS?

Vous me trouverez facilement ces réponses, je vous donne du temps – un siècle, par exemple.

– Ah! dit Stello consterné, deux siècles n'y suffiraient pas.

– Ah! j'oubliais, poursuivit le Docteur Noir; ensuite il ne vous restera plus qu'une bagatelle, ce sera d'anéantir au coeur de tout homme né de la femme cet instinct effrayant:

Notre ennemi, c'est notre maître.

Pour moi, je ne puis souffrir naturellement aucune autorité.

– Ma foi, ni moi, dit Stello emporté par la vérité, fût-ce l'innocent pouvoir d'un garde champêtre…

– Et de quoi s'affligerait-on si tout ordre social est mauvais et s'il doit l'être toujours? Il est évident que Dieu n'a pas voulu que cela fût autrement. Il ne tenait qu'à lui de nous indiquer, en quelques mots, une forme de gouvernement parfaite, dans le temps où il a daigné habiter parmi nous. Avouez que le genre humain a manqué là une bien bonne occasion!

– Quel rire désespéré! dit Stello.

– Et il ne la retrouvera plus, continua l'autre: il faut en prendre son parti, en dépit de ce beau cri que répètent en choeur tous les législateurs. A mesure qu'ils ont fait une Constitution écrite avec de l'encre, ils s'écrient:

"En voilà pour toujours!»

– Allons, comme vous n'êtes pas de ces gens innombrables pour qui la politique n'est autre chose qu'un chiffre, on peut vous parler; allons, dites-le hautement, ajouta le Docteur se couchant dans son fauteuil à sa façon, de quel paradoxe êtes-vous amoureux maintenant, s'il vous plaît?»

Stello se tut.

"A votre place, j'aimerais une créature du Seigneur plutôt qu'un argument, quelque beau qu'il fût."

Stello baissa les yeux.

"A quel Mensonge social nécessaire voulez-vous vous dévouer? Car nous avouons qu'il en faut un pour qu'il y ait une société. – Auquel? Voyons! Sera-ce au moins absurde? Lequel est-ce?

– Je ne sais en vérité, dit la victime du raisonneur.

– Quand pourrai-je vous dire, continua l'imperturbable, ce que je sens venir sur mes lèvres toutes les fois que je rencontre un homme caparaçonné d'un Pouvoir? Comment va votre mensonge social ce matin? Se soutient-il?

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