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– Mais ne peut-on soutenir un Pouvoir sans y participer, et, au milieu d'une guerre civile, ne pourrais-je pas choisir?

– Eh! qui vous dit le contraire? interrompit le Docteur avec humeur; il s'agit bien de cela! – Je parle de vos pensées et de vos travaux, par lesquels seulement vous existez à mes yeux. Que me font vos actions?

Qu'importe, dans les moments de crise, que vous soyez brûlé avec votre maison ou tué dans un carrefour, ou trois fois tué, trois fois enterré et trois fois ressuscité, comme signait le capitaine normand François Sévile au temps de Charles IX?

Faites le jeu qui vous plaira. Mettez, si vous voulez, l'Hérédité dans le carrosse et la Capacité sur le siège, pour voir à les accorder…

– Peut-être, dit Stello.

– Jusqu'à ce que le cocher essaye de verser le maître ou d'entrer dans la voiture, ce ne serait pas mal, continua le Docteur.

Oh! nul doute, monsieur, qu'il ne vaille autant choisir, en temps de luttes, que se laisser ballotter comme un numéro dans le sac d'un grand loto. Mais l'intelligence n'y est presque pour rien, car vous voyez que, par le raisonnement appliqué au choix du Pouvoir qu'on veut s'imposer, on n'arrive qu'à des négations, quand on est de bonne foi. Mais dans les circonstances dont nous parlons, suivez votre coeur ou votre instinct. Soyez (passez-moi l'expression) bête comme un drapeau.

– O profanateur! s'écria Stello.

– Plaisantez-vous? dit le Docteur; le plus grand des profanateurs, c'est le Temps: il a usé vos drapeaux jusqu'au bois.

Lorsque le drapeau blanc de la Vendée marchait au vent contre le drapeau tricolore de la Convention, tous deux étaient loyalement l'expression d'une idée; l'un voulait bien dire nettement MONARCHIE, HEREDITE, CATHOLICISME; l'autre, REPUBLIQUE, EGALITE, RAISON HUMAINE: leurs plis de soie claquaient dans l'air au-dessus des épées, comme au-dessus des canons se faisaient entendre les chants enthousiastes des voix mâles, sortis de coeurs bien convaincus. Henri Quatre, La Marseillaise se heurtaient dans l'air comme les faux et les baïonnettes sur la terre. C'étaient là des drapeaux!

O temps de dégoût et de pâleur, tu n'en as plus! Naguère le blanc signifiait Charte, aujourd'hui le tricolore veut dire Charte. Le blanc était devenu un peu rouge et bleu, le tricolore est devenu un peu blanc. Leur nuance est insaisissable. Trois petits articles d'écriture en font, je crois, la différence. Otez donc la flamme, et portez ces articles au bout du bâton.

Dans notre siècle, je vous le dis, l'uniforme sera un jour ridicule comme la guerre est passée. Le soldat sera déshabillé comme le médecin l'a été par Molière, et ce sera peut-être un bien. Tout sera rangé sous un habit noir comme le mien. Les révoltes mêmes n'auront pas d'étendard. Demandez à Lyon, en cette dix-huit cent trente-deuxième année de Notre-Seigneur.

En attendant, allez comme vous voudrez dans les actions, elles m'occupent peu.

Obéissez à vos affections, vos habitudes, vos relations sociales, votre naissance… que sais-je, moi? – Soyez décidé par le ruban qu'une femme vous donnera, et soutenez le petit Mensonge social qui lui plaira.

Puis récitez-lui les vers d'un grand poète:

Lorsque deux factions divisent un empire,

Chacun suit au hasard la meilleure ou la pire;

Mais quand ce choix est fait, on ne s'en dédit plus.

Au hasard! Il fut de mon avis et ne dit pas: la plus sensée. Qui eut raison des Guelfes ou des Gibelins, à votre sens? Ne serait-ce pas la Divina Commedia?

Amusez donc votre coeur, votre bras, tout votre corps avec ce jeu d'accidents. Ni moi, ni la philosophie, ni le bon sens n'avons rien à faire là.

C'est pure affaire de sentiment et puissance de fait, d'intérêts et de relations.

Je désire ardemment, pour le bien que je vous souhaite, que vous ne soyez pas né dans cette caste de Parias, jadis Brahmes, que l'on nommait Noblesse, et que l'on a flétrie d'autres noms; classe toujours dévouée à la France et lui donnant ses plus belles gloires, achetant de son sang le plus pur le droit de la défendre en se dépouillant de ses biens pièce à pièce et de père en fils; grand famille pipée, trompée, sapée par ses plus grands Rois, sortis d'elle; hachée par quelques-uns, les servant sans cesse, et leur parlant haut et franc; traquée, exilée, plus que décimée, et toujours dévouée tantôt au Prince qui la ruine, ou la renie, ou l'abandonne, tantôt au Peuple qui la méconnaît et la massacre; entre ce marteau et cette enclume, toujours pure et toujours frappée, comme un fer rougi au feu; entre cette hache et ce billot, toujours saignante et souriante comme les martyrs; race aujourd'hui rayée du livre de vie et regardée de côté, comme la race juive. Je désire que vous n'en soyez pas.

Mais que dis-je? Qui que vous soyez d'ailleurs, vous n'avez nul besoin de vous mêler de votre parti. Les partis ont soin d'enrégimenter un homme malgré lui, selon sa naissance, sa position, ses antécédents, de si bonne sorte qu'il n'y peut rien, quand il crierait du haut des toits et signerait de son sang qu'il ne pense pas tout ce que pensent les compagnons qu'on lui suppose et qu'on lui assigne. – Ainsi, en cas de bouleversement, j'excepte absolument les partis de notre consultation, et là-dessus je vous abandonne au vent qui soufflera."

Stello se leva, comme on fait quand on veut se montrer tout entier, avec une secrète satisfaction de soi-même, et il jeta même un regard sur une glace où son ombre se réfléchissait.

"Me connaissez-vous bien vous-même? dit-il avec assurance. Savez-vous (et qui le sait excepté moi?), savez-vous quelles sont les études de mes nuits?

Pourquoi, si elle est ainsi traitée, ne pas dépouiller la Poésie et la jeter à terre comme un manteau usé?

Qui vous dit que je n'ai pas étudié, analysé, suivi, pulsation par pulsation, veine par veine, nerf par nerf, toutes les parties de l'organisation morale de l'homme, comme vous de son être matériel? que je n'ai pas pesé dans une balance de fer machiavélique les passions de l'homme naturel et les intérêts de l'homme civilisé, leurs orgueils insensés, leurs joies égoïstes, leurs espérances vaines, leurs faussetés étudiées, leurs malveillances déguisées, leurs jalousies honteuses, leurs avarices fastueuses, leurs amours singées, leurs haines amicales?

O désirs humains! craintes humaines! vagues éternelles, vagues agitées d'un Océan qui ne change pas, vous êtes seulement comprimées quelquefois par des courants hardis qui vous emportent, des vents violents qui vous soulèvent, ou des rochers immuables qui vous brisent!

– Et, dit le Docteur en souriant, vous aimeriez à vous croire courant, vent ou rocher?

– Et vous pensez que…

– Que vous ne devez jeter que des oeuvres dans cet Océan.

Il faut bien plus de génie pour résumer tout ce qu'on sait de la vie dans une oeuvre d'art, que pour jeter cette semence sur la terre, toujours remuée, des événements politiques. Il est plus difficile d'organiser tel petit livre que tel gros gouvernement. – Le Pouvoir n'a plus, depuis longtemps, ni la force ni la grâce. – Ses jours de grandeur et de fêtes ne sont plus. On cherche mieux que lui. Le tenir en main, cela s'est toujours pu réduire à l'action de manier des idiots et des circonstances, et ces circonstances et ces idiots, ballottés ensemble, amènent des chances imprévues et nécessaires, auxquelles les plus grands ont confessé qu'ils devaient la plus belle partie de leur renommée. Mais à qui la doit le Poète, si ce n'est à lui-même? La hauteur, la profondeur et l'étendue de son oeuvre et de sa renommée future sont égales aux trois dimensions de son cerveau. – Il est par lui-même, il est lui-même, et son oeuvre est lui.

Les premiers des hommes seront toujours ceux qui feront d'une feuille de papier, d'une toile, d'un marbre, d'un son, des choses impérissables.

Ah! s'il arrive qu'un jour vous ne sentiez plus se mouvoir en vous la première et la plus rare des facultés, l'IMAGINATION; si le chagrin ou l'âge la dessèchent dans votre tête comme l'amande au fond du noyau; s'il ne vous reste plus que Jugement et Mémoire, lorsque vous vous sentirez le courage de démentir cent fois par an vos actions publiques par vos paroles publiques, vos paroles par vos actions, vos actions l'une par l'autre, et l'une par l'autre vos paroles, comme tous les hommes politiques; alors faites comme tant d'autres bien à plaindre, désertez le ciel d'Homère, il vous restera encore plus qu'il ne faudra pour la politique et l'action, à vous qui descendrez d'en haut. Mais jusque-là, laissez aller d'un vol libre et solitaire l'Imagination qui peut être en vous. – Les oeuvres immortelles sont faites pour duper la Mort en faisant survivre nos idées à notre corps. – Ecrivez-en de telles si vous pouvez, et soyez sûr que s'il s'y rencontre une idée ou seulement une parole utile au progrès civilisateur, que vous ayez laissé tomber comme une plume de votre aile, il se trouvera assez d'hommes pour la ramasser, l'exploiter, la mettre en oeuvre jusqu'à satiété. Laissez-les faire. L'application des idées aux choses n'est qu'une perte de temps pour les créateurs de pensées."

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