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Mademoiselle de Coigny voyait, à chaque appel, se retirer un de ses gardiens, et peu à peu elle se trouva presque seule à l'autre bout de la salle. Alors elle vint en suivant le bord de la table, qui devenait déserte; et s'appuyant sur ce bord, elle arriva jusqu'où nous étions et s'assit à notre ombre, comme une pauvre enfant délaissée qu'elle était. Son noble visage avait conservé sa fierté, mais la nature succombait en elle, et ses faibles bras tremblaient comme ses jambes sous elle. La bonne madame de Saint-Aignan lui tendit la main. Elle vint se jeter dans ses bras et fondit en larmes malgré elle.

La voix rude et impitoyable du commissaire continuait son appel. Cet homme prolongeait le supplice par son affectation à prononcer lentement et à suspendre longtemps les noms de baptême, syllabe par syllabe: puis il laissait tout à coup tomber le nom de famille comme une hache sur le cou.

Il accompagnait le passage du prisonnier d'un jurement qui était le signal des huées prolongées. – Il était rouge de vin et ne me parut pas solide sur ses jambes.

Pendant que cet homme lisait, je remarquai une tête de femme qui s'avançait à sa droite dans la foule et presque sous son bras et, fort au-dessus de cette tête, une longue figure d'homme qui lisait facilement d'en haut. C'était Rose d'un côté, et de l'autre mon canonnier Blaireau. Rose me paraissait curieuse et joyeuse comme les commères de la Halle qui lui donnaient le bras. Je la détestai profondément. Pour Blaireau, il avait son air de somnolence ordinaire, et son habit de canonnier me parut lui valoir une grande considération parmi les gens à pique et à bonnet qui l'environnaient. La liste que tenait le commissaire était composée de plusieurs papiers mal griffonnés, et que ce digne agent ne savait pas mieux lire qu'on n'avait su les écrire. Blaireau s'avança avec zèle, comme pour l'aider, et lui prit par égard son chapeau, qui le gênait. Je crus m'apercevoir qu'en même temps Rose ramassait quelque papier par terre, mais le mouvement fut si prompt et l'ombre était si noire dans cette partie du réfectoire; que je ne fus pas sûr de ce que j'avais vu.

La lecture continuait. Les hommes, les femmes, les enfants mêmes, se levaient et passaient comme des ombres. La table était presque vide et devenait énorme et sinistre par tous les convives absents. Trente-cinq venaient de passer: les quinze qui restaient, disséminés un à un, deux à deux, avec huit ou dix places entre eux, ressemblaient à des arbres oubliés dans l'abattis d'une forêt. Tout à coup le commissaire se tut. Il était au bout de sa liste, on respirait. Je poussai pour ma part, un soupir de soulagement.

André Chénier dit:»Continuez donc, je suis là."

Le commissaire le regarda d'un oeil hébété. Il chercha dans son chapeau, dans ses poches, à sa ceinture, et, ne trouvant rien, dit qu'on appelât l'huissier du tribunal révolutionnaire. Cet huissier vint. Nous étions en suspens. L'huissier était un homme pâle et triste comme les cochers de corbillard.

"Je vais compter le troupeau, dit-il au commissaire; si tu n'as pas toute la fournée, tant pis pour toi.

– Ah! dit le commissaire troublé, il y a encore Beauvilliers Saint-Aignan, ex-duc, âgé de vingt-sept ans…"

Il allait répéter tout le signalement, lorsque l'autre l'interrompit en lui disant qu'il se trompait de logement et qu'il avait trop bu. En effet, il avait confondu, dans son recrutement des ombres, le second bâtiment avec le premier, où la jeune femme avait été laissée seule depuis un mois. Là-dessus ils sortirent, l'un en menaçant, l'autre en chancelant. La cohue poissarde les suivit. La joie retentit au-dehors et éclata par des coups de pierres et de bâton.

Les portes refermées, je regardai la salle déserte, et je vis que madame de Saint-Aignan ne quittait pas l'attitude qu'elle avait prise pendant la dernière lecture: ses bras appuyés sur la table, sa tête sur ses bras. – Mademoiselle de Coigny releva et ouvrit ses yeux humides comme une belle nymphe qui sort des eaux. André Chénier me dit tout bas en désignant la jeune duchesse:

"J'espère qu'elle n'a pas entendu le nom de son mari; ne lui parlons pas, laissons-la pleurer.

– Vous voyez, lui dis-je, que monsieur votre frère, qu'on accuse d'indifférence, se conduit bien en ne remuant pas. Vous avez été arrêté sans mandat, il le sait, il se tait; il fait bien: votre nom n'est sur aucune liste. Si on le prononçait, ce serait l'y faire inscrire. C'est un temps à passer, votre frère le sait.

– Oh! mon frère!» dit-il. Et il secoua longtemps la tête en la baissant avec un air de doute et de tristesse. Je vis pour la seule fois une larme rouler entre les cils de ses yeux et y mourir.

Il sortit de là brusquement.

"Mon père n'est pas si prudent, dit-il avec ironie. Il s'expose, lui. Il est allé ce matin lui-même chez Robespierre demander ma liberté.

– Ah! grand Dieu! m'écriai-je en frappant des mains, je m'en doutais."

Je pris vivement mon chapeau. Il me saisit le bras.

"Restez donc, cria-t-il; elle est sans connaissance."

En effet, madame de Saint-Aignan était évanouie.

Mademoiselle de Coigny s'empressa. Deux femmes qui restaient encore vinrent les aider. La geôlière même s'en mêla pour un louis que je lui glissai. Elle commençait à revenir. Le temps pressait. Je partis sans dire adieu à personne et laissant tout le monde mécontent de moi, comme cela m'arrive partout et toujours. Le dernier mot que j'entendis fut celui de mademoiselle de Coigny, qui dit, d'un air de pitié forcée et un peu maligne, à la petite baronne de Soyecourt:

"Ce pauvre M. de Chénier! que je le plains d'être si dévoué à une femme mariée et si profondément attachée à son mari et à ses devoirs!»

XXIX. Le caisson

Je marchais, je courais dans la rue du Faubourg-Saint-Denis, emporté par la crainte d'arriver trop tard et un peu par la pente de la rue. Je faisais passer et repasser devant mes yeux les tableaux qu'ils venaient de voir. Je les resserrais en mon âme, je les résumais, je les plaçais entre le point de vue et le point de distance. Je commençais sur eux ce travail d'optique philosophique auquel je soumets toute la vie. J'allais vite, ma tête et ma canne en avant. Les verres de mon optique étaient arrangés. Mon idée générale enveloppait de toutes parts les objets que je venais de voir et que j'y rangeais avec un ordre sévère. Je construisais intérieurement un admirable système sur les voies de la Providence qui avait réservé un poète pour un temps meilleur et avait voulu que sa mission sur la terre fût entièrement accomplie; que son coeur ne fût pas déchiré par la mort de l'une de ces faibles femmes, toutes deux enivrées de sa poésie, éclairées de sa lumière, animées par son souffle, émues par sa voix, dominées par son regard, et dont l'une était aimée, dont l'autre le serait peut-être un jour. Je sentais que c'était beaucoup d'avoir gagné une journée dans ces temps de meurtre, et je calculais les chances du renversement du Triumvirat et du Comité de salut public. Je lui comptais peu de jours de vie, et je pensais bien pouvoir faire durer mes trois chers prisonniers plus que cette bande gouvernante. De quoi s'agissait-il? De les faire oublier. Nous étions au 5 Thermidor. Je réussirais bien à occuper d'autre chose que d'eux mon second malade, Robespierre, quand je devrais lui faire croire qu'il était plus mal encore, pour le ramener à lui-même. Il s'agissait, pour tout cela, d'arriver à temps.

Je cherchais inutilement une voiture des yeux. Il y en avait peu dans les rues, cette année-là. Malheur à qui eût osé s'y faire rouler sur le pavé brûlant de l'an II de la République! Cependant j'entendis derrière moi le bruit de deux chevaux et de quatre roues qui me suivaient et s'arrêtèrent. Je me retournai et je vis planer au-dessus de ma tête la bénigne figure de Blaireau.

"O figure endormie, figure longue, figure simple, figure dandinante, figure désoeuvrée, figure jaune! que me veux-tu? m'écriai-je.

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