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– Et moi aux Jacobins, dit Robespierre avec sécheresse et orgueil.

– Avec Saint-Just", ajouta Saint-Just d'une voix terrible.

En suivant Marie-Joseph pour sortir de la tanière:»Reprenez votre second fils; dis-je au père; car vous venez de tuer l'aîné."

Et nous sortîmes sans oser nous retourner pour le voir.

XXXV. Un soir d'été

Ma première action fut de cacher Joseph Chénier. Personne alors, malgré la Terreur, ne refusait son toit à une tête menacée. Je trouvai vingt maisons. J'en choisis une pour Marie-Joseph. Il s'y laissa conduire en pleurant comme un enfant. Caché le jour, il courait la nuit chez tous les représentants, ses amis, pour leur donner du courage. Il était navré de douleur, il ne parlait plus que pour hâter le renversement de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon. Il ne vivait plus que de cette idée. Je m'y livrai comme lui, comme lui je me cachai. J'étais partout, excepté chez moi. Quand Joseph Chénier se rendait à la Convention, il entrait et sortait entouré d'amis et de représentants auxquels on n'osait toucher. Une fois dehors, on le faisait disparaître, et la troupe même des espions de Robespierre, la plus subtile volée de sauterelles qui jamais se soit abattue sur Paris comme une plaie, ne put trouver sa trace. La tête d'André Chénier dépendait d'une question de temps.

Il s'agissait de savoir ce qui mûrirait le plus vite, ou la colère de Robespierre ou la colère des conjurés. Dès la première nuit qui suivit cette triste scène, du 5 au 6 Thermidor, nous visitâmes tous ceux qu'on nomma depuis thermidoriens, tous, depuis Tallien jusqu'à Barras, depuis Lecointre jusqu'à Vadier. Nous les unissions d'intention sans les rassembler. – Chacun était décidé, mais tous ne l'étaient pas.

Je revins triste. Voici le résultat de ce que j'avais vu: La République était minée et contre-minée. La mine de Robespierre partait de l'Hôtel de Ville; la contre-mine de Tallien, des Tuileries. Le jour où les mineurs se rencontreraient serait le jour de l'explosion. Mais il y avait unité du côté de Robespierre, désunion dans les Conventionnels qui attendaient son attaque. Nos efforts pour les presser de commencer n'aboutirent cette nuit et la nuit suivante, du 6 au 7, qu'à des conférences timides et partielles. Les Jacobins étaient prêts dès longtemps. La Convention voulait attendre les premiers coups. Le 7, quand le jour vint, on en était là.

Paris sentait la terre remuer sous lui. L'événement futur se respirait dans les carrefours, comme il arrive toujours ici. Les places étaient encombrées de parleurs. Les portes étaient béantes. Les fenêtres questionnaient les rues.

Nous n'avions rien pu savoir de Saint-Lazare. Je m'y étais montré. On m'avait fermé la porte avec fureur, et presque arrêté. J'avais perdu la journée en recherches vaines. Vers six heures du soir, des groupes couraient les places publiques. Des hommes agités jetaient une nouvelle dans les rassemblements et s'enfuyaient. On disait:»Les Sections vont prendre les armes. On conspire à la Convention. – Les Jacobins conspirent. – La Commune suspend les décrets de la Convention. – Les canonniers viennent de passer."

On criait:

"Grande pétition des Jacobins à la Convention en faveur du peuple."

Quelquefois toute une rue courait et s'enfuyait sans savoir pourquoi, comme balayée par le vent. Alors les enfants tombaient, les femmes criaient, les volets des boutiques se fermaient, et puis le silence régnait pour un peu de temps, jusqu'à ce qu'un nouveau trouble vînt tout remuer.

Le soleil était voilé comme par un commencement d'orage. La chaleur était étouffante. Je rôdai autour de ma maison de la place de la Révolution et, pensant tout d'un coup qu'après deux nuits ce serait là qu'on me chercherait le moins, je passai l'arcade, et j'entrai. Toutes les portes étaient ouvertes; les portiers dans les rues. Je montai, j'entrai seul; je trouvai tout comme je l'avais laissé: mes livres épars et un peu poudreux, mes fenêtres ouvertes. Je me reposai un moment près de la fenêtre qui donnait sur la place.

Tout en réfléchissant, je regardais d'en haut ces Tuileries éternellement régnantes et tristes, avec leurs marronniers verts, et la longue maison sur la longue terrasse des Feuillants; les arbres des Champs-Elysées, tout blancs de poussière; la place toute noire de têtes d'hommes et, au milieu, l'une devant l'autre, deux choses de bois peint: la statue de la Liberté et la Guillotine.

Cette soirée était pesante. Plus le soleil se cachait derrière les arbres et sous le nuage lourd et bleu en se couchant, plus il lançait des rayons obliques et coupés sur les bonnets rouges et les chapeaux noirs: lueurs tristes qui donnaient à cette foule agitée l'aspect d'une mer sombre tachetée par des flaques de sang. Les voix confuses n'arrivaient plus à la hauteur de mes fenêtres les plus voisines du toit que comme la voix des vagues de l'Océan, et le roulement lointain du tonnerre ajoutait à cette sombre illusion. Les murmures prirent tout d'un coup un accroissement prodigieux, et je vis toutes les têtes et les bras se tourner vers les boulevards, que je ne pouvais apercevoir. Quelque chose qui venait de là excitait les cris et les huées, le mouvement et la lutte. Je me penchai inutilement, rien ne paraissait, et les cris ne cessaient pas. Un désir invincible de voir me fit oublier ma situation: je voulus sortir, mais j'entendis sur l'escalier une querelle qui me fit bientôt fermer la porte. Des hommes voulaient monter, et le portier, convaincu de mon absence, leur montrait, par ses clés doubles, que je n'habitais plus la maison. Deux voix nouvelles survinrent et dirent que c'était vrai, qu'on avait tout retourné il y avait une heure. J'étais arrivé à temps. On descendait avec grand regret. A leurs imprécations je reconnus de quelle part étaient venus ces hommes. Force me fut de retourner tristement à ma fenêtre, prisonnier chez moi.

Le grand bruit croissait de minute en minute, et un bruit supérieur s'approchait de la place, comme le bruit des canons au milieu de la fusillade. Un flot immense de peuple armé de piques enfonça la vaste mer du peuple désarmé de la place, et je vis enfin la cause de ce tumulte sinistre.

C'était une charrette, mais une charrette peinte de rouge et chargée de plus de quatre-vingts corps vivants. Ils étaient tous debout, pressés l'un contre l'autre. Toutes les tailles, tous les âges étaient liés en faisceau. Tous avaient la tête découverte, et l'on voyait des cheveux blancs, des têtes sans cheveux, de petites têtes blondes à hauteur de ceinture, des robes blanches, des habits de paysans, d'officiers, de prêtres, de bourgeois; j'aperçus même deux femmes qui portaient leur enfant à la mamelle et nourrissaient jusqu'à la fin, comme pour léguer à leur fils tout leur lait, tout leur sang et toute leur vie, qu'on allait prendre. Je vous l'ai dit, cela s'appelait une fournée.

La charge était si pesante que trois chevaux ne pouvaient la traîner. D'ailleurs, et c'était la cause du bruit, à chaque pas on arrêtait la voiture, et le peuple jetait de grands cris. Les chevaux reculaient l'un sur l'autre, et la charrette était comme assiégée. Alors, par-dessus leurs gardes, les condamnés tendaient les bras à leurs amis.

On eût dit une nacelle surchargée qui va faire naufrage et que du bord on veut sauver. A chaque essai des gendarmes et des Sans-Culottes pour marcher en avant, le peuple jetait un cri immense et refoulait le cortège avec toutes ses poitrines et toutes ses épaules; et interposant devant l'arrêt son tardif et terrible veto, il criait d'une voix longue, confuse, croissante, qui venait à la fois de la Seine, des ponts, des quais, des avenues, des arbres, des bornes et des pavés:»NON! NON! NON!»

A chacune de ces grandes marées d'hommes, la charrette se balançait sur ses roues comme un vaisseau sur ses ancres, et elle était presque soulevée avec toute sa charge. J'espérais toujours la voir verser. Le coeur me battait violemment. J'étais tout entier hors de ma fenêtre, enivré, étourdi par la grandeur du spectacle. Je ne respirais pas. J'avais toute l'âme et toute la vie dans les yeux.

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