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Son frère aurait pu parler ainsi; mais Joseph, selon moi, se trompait un peu sur lui-même; aussi l'incorruptible, qui était au fond de mon avis, poursuivit pour le tourmenter:

"Allons! allons! dit-il avec une galanterie fausse et fade, allons! tu es trop modeste, tu refuses deux couronnes de laurier pour une couronne de roses-pompon.

– Mais il me semblait que tu aimais ces fleurs-là toi-même autrefois, citoyen! dit Chénier; j'ai lu de toi des couplets fort agréables sur une coupe et un festin. Il y avait:

O Dieux! que vois-je, mes amis?

Un crime trop notoire.

O malheur affreux!

O scandale honteux!

J'ose le dire à peine;

Pour vous j'en rougis,

Pour moi j'en gémis,

Ma coupe n'est pas pleine.

Et puis un certain madrigal où il y avait:

Garde toujours ta modestie;

Sur le pouvoir de tes appas

Demeure toujours alarmée:

Tu n'en seras que mieux aimée

Si tu crains de ne l'être pas.

C'était joli! et nous avons aussi deux discours sur la peine de mort, l'un contre, l'autre pour; et puis un éloge de Gresset où il y avait cette belle phrase, que je me rappelle encore tout entière:

Oh! lisez le Vert-Vert, vous qui aspirez au mérite de badiner et d'écrire avec grâce; lisez-le, vous qui ne cherchez que l'amusement, et vous connaîtrez de nouvelles sources de plaisirs. Oui, tant que la langue française subsistera, le Vert-Vert trouvera des admirateurs. Grâce au pouvoir du génie, les aventures d'un perroquet occuperont encore nos derniers neveux. Une foule de héros est restée plongée dans un éternel oubli, parce qu'elle n'a point trouvé une plume digne de célébrer ses exploits; mais toi, heureux Vert-Vert, ta gloire passera à la postérité la plus reculée! O Gresset! tu fus le plus grand des poètes! – Répandons des fleurs, etc., etc., etc."

"C'était fort agréable.

J'ai encore cela chez moi, imprimé sous le nom de M. de Robespierre, avocat en Parlement."

L'homme n'était pas commode à persifler. Il fit de sa face de chat une face de tigre, et crispa les ongles.

Saint-Just, ennuyé et voulant l'interrompre, lui prit le bras.

"A quelle heure t'attend-on aux Jacobins?

– Plus tard, dit Robespierre avec humeur; laisse-moi, je m'amuse." Le rire dont il accompagna ce mot fit claquer ses dents.»J'attends quelqu'un, ajouta-t-il. – Mais toi, Saint-Just, que fais-tu des Poètes?

– Je te l'ai lu, dit Saint-Just, ils ont un dixième chapitre de mes Institutions.

– Eh bien! qu'y font-ils?»

Saint-Just fit une moue de mépris et regarda autour de lui à ses pieds, comme s'il eût cherché une épingle perdue sur le tapis.

"Mais…, dit-il…, des hymnes qu'on leur commandera le premier jour de chaque mois, en l'honneur de l'Eternel et des bons citoyens, comme le voulait Platon. Le Ier de Germinal, ils célébreront la nature et le peuple; en Floréal, l'amour et les époux; en Prairial, la victoire; en Messidor, l'adoption; en Thermidor; la jeunesse; en Fructidor, le bonheur; en Vendémiaire, la vieillesse; en Brumaire, l'âme immortelle; en Frimaire, la sagesse; en Nivôse, la patrie; en Pluviôse, le travail, et en Ventôse, les amis."

Robespierre applaudit.

"C'est parfaitement réglé, dit-il.

– Et:»l'inspiration ou la mort", dit Joseph Chénier en riant.

Saint-Just se leva gravement.

Eh! pourquoi pas, dit-il, si leurs vertus patriotiques ne les enflamment pas? Il n'y a que deux principes: la Vertu ou la Terreur."

Ensuite il baissa la tête et demeura tranquillement le dos à la cheminée, comme ayant tout dit, et convaincu dans sa conscience qu'il savait toutes choses. Son calme était parfait, sa voix inaltérable et sa physionomie candide, extatique et régulière.

"Voilà l'homme que j'appellerais un Poète, dit Robespierre en le montrant, il voit en grand, lui; il ne s'amuse pas à des formes de style plus ou moins habiles; il jette des mots comme des éclairs dans les ténèbres de l'avenir, et il sent que la destinée des hommes secondaires qui s'occupent du détail des idées est de mettre en oeuvre les nôtres; que nulle race n'est plus dangereuse pour la liberté, plus ennemie de l'égalité, que celle des aristocrates de l'intelligence, dont les réputations isolées exercent une influence partielle, dangereuse, et contraire à l'unité qui doit tout régir."

Après sa phrase, il nous regarda. – Nous nous regardions. – Nous étions stupéfaits. Saint-Just approuvait du geste et caressait ces opinions jalouses et dominatrices, opinions que se feront toujours les Pouvoirs qui s'acquièrent par l'action et le mouvement, pour tâcher de dompter ces Puissances mystérieuses et indépendantes qui ne se forment que par la méditation qui produit leurs oeuvres, et l'admiration qu'elles excitent.

Les parvenus, favoris de la Fortune, seront éternellement irrités, comme Aman, contre ces sévères Mardochées qui viennent s'asseoir, couverts de cendre, sur les degrés de leurs palais, refusant seuls de les adorer, et les forçant parfois de descendre de leur cheval et de tenir en main la bride du leur.

Joseph Chénier ne savait comment revenir de l'étonnement où il était d'entendre de pareilles choses. Enfin le caractère emporté de sa famille prit le dessus.

"Au fait, me dit-il, j'ai connu dans ma vie des Poètes à qui il ne manquait pour l'être qu'une chose, c'était la Poésie."

Robespierre cassa une plume dans se doigts et prit un journal, comme n'ayant pas entendu.

Saint-Just, qui était au fond assez naïf et tout d'une pièce comme un écolier non dégrossi, prit la chose au sérieux, et il se mit à parler de lui-même avec une satisfaction sans bornes et une innocence qui m'affligeait pour lui:

"Le citoyen Chénier a raison, dit-il en regardant fixement le mur devant lui, sans voir autre chose que son idée: je sens bien que j'étais Poète, moi, quand j'ai dit:

Les grands hommes ne meurent pas dans leur lit. – Et – Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau. – Et – Je méprise la poussière qui me compose, et qui vous parle. – Et – La société n'est pas l'ouvrage de l'homme. – Et – Le bien même est souvent un moyen d'intrigue; soyons ingrats si nous voulons sauver la patrie.

– Ce sont, dis-je, belles maximes et paradoxes plus ou moins spartiates et plus ou moins connus, mais non de la Poésie."

Saint-Just me tourna le dos brusquement et avec humeur.

Nous nous tûmes tous quatre.

La conversation en était arrivée à ce point où l'on ne pouvait plus ajouter un mot qui ne fût un coup, et Marie-Joseph et moi n'étions pas les plus accoutumés à frapper.

Nous sortîmes d'embarras d'une manière imprévue, car tout à coup Robespierre prit une petite clochette sur son bureau et sonna vivement. Un nègre entra et introduisit un homme âgé qui, à peine laissé dans la chambre, resta saisi d'étonnement et d'effroi.

"Voici encore quelqu'un de votre connaissance, dit Robespierre; je vous ai préparé à tous une petite entrevue."

C'était M. de Chénier en présence de son fils. Je frémis de tout mon corps. Le père recula. Le fils baissa les yeux, puis me regarda. Robespierre riait. Saint-Just le regardait pour deviner.

Ce fut le vieillard qui rompit le silence le premier. Tout dépendait de lui, et personne ne pouvait plus le faire taire ou le faire parler. Nous attendîmes, comme on attend un coup de hache.

Il s'avança avec dignité vers son fils.

"Il y a longtemps que je ne vous ai vu, monsieur, dit-il; je vous fais l'honneur de croire que vous venez pour le même motif que moi."

Ce Marie-Joseph Chénier, si hautain, si grand, si fort, si farouche, était ployé en deux par la contrainte et la douleur.

"Mon père, dit-il lentement, en pesant sur chaque syllabe, mon Dieu! mon père, avez-vous bien réfléchi à ce que vous allez dire?»

Le père ouvrit la bouche, le fils se hâta de parler haut pour étouffer sa voix.

"Je sais… je devine… à peu près… à peu de chose près l'affaire…"

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