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Les espèces d'aides de camp qui suivaient Henriot s'efforçaient inutilement d'enlever les officiers et de les décider: ils les écoutaient beaucoup moins encore que leur gros buveur de général.

Le vin, le sang, la colère étranglaient l'ignoble Henriot. Il criait, il jurait Dieu, il maugréait, il hurlait; il se frappait la poitrine; il descendait de cheval et se jetait par terre; il remontait et perdait son chapeau à grandes plumes. Il courait de la droite à la gauche et embarrassait les pieds du cheval dans les affûts. Les canonniers le regardaient sans se déranger et riaient. Les citoyens armés venaient le regarder avec des chandelles et des torches, et riaient.

Henriot recevait de grossières injures et rendait des imprécations de cabaretier saoul.

"Oh! le gros sanglier, – sanglier sans défense. – Oh! oh! qu'est-ce qu'il nous veut, le porc empanaché?»

Il criait:»A moi les bons Sans-Culottes! à moi les solides à trois poils! que j'extermine toute cette enragée canaille de Tallien! Fendons la gorge à Boissy d'Anglas; éventrons Collot d'Herbois; coupons le sifflet à Merlin-Thionville; faisons un hachis de conventionnels sur le Billaud-Varennes, mes enfants!

– Allons! dit l'adjudant-major des canonniers, commence par faire demi-tour, vieux fou. En v'là assez. C'est assez d'parade comm'ça. Tu ne passeras pas."

En même temps il donna un coup de pommeau de sabre dans le nez du cheval d'Henriot. Le pauvre animal se mit à courir dans la place du Carrousel, emportant son gros maître, dont le sabre et le chapeau traînaient à terre, et renversant sur son chemin des soldats pris par le dos, des femmes qui étaient venues accompagner les Sections, et de pauvres petits garçons accourus pour regarder, comme tout le monde.

L'ivrogne revint encore à la charge et, avec un peu plus de bon sens (le froid sur la tête et le galop l'avaient un peu dégrisé), dit à un autre officier:

"Songe bien, citoyen, que l'ordre de faire feu sur la Convention, c'est de la Commune que je te l'apporte, et de la part de Robespierre, Saint-Just et Couthon. J'ai le commandement sur toute la garnison. Tu entends, citoyen?»

L'autre ôta son chapeau. Mais il répondit avec un sang-froid parfait:

"Donne-moi un ordre par écrit, citoyen. Crois-tu que je serai assez bête pour faire feu sans preuve d'ordre? – Oui! pas mal! – Je ne suis pas au service d'hier, va! pour me faire guillotiner demain. Donne-moi un ordre signé, et je brûle le Palais-National et la Convention comme un paquet d'allumettes."

Là-dessus, il retroussa sa moustache et tourna le dos.

"Autrement, ajouta-t-il, ordonne le feu toi-même aux artilleurs, et je ne soufflerai pas."

Henriot le prit au mot. Il vint droit à Blaireau:

"Canonnier, dit-il, je te connais."

Blaireau ouvrit de grands yeux hébétés et dit:

"Tiens! il me connaît!

– Je t'ordonne de tourner la pièce sur le mur là-bas, et de faire feu."

Blaireau bâilla. Puis il se mit à l'ouvrage, et d'un tour de bras la pièce fut braquée. Il ploya ses grands genoux, et en pointeur expérimenté ajusta le canon, mettant en ligne les deux points de mire vis-à-vis la plus grande fenêtre allumée du château.

Henriot triomphait.

Blaireau se redressa de toute sa hauteur et dit à ses quatre camarades, qui se tenaient à leur poste pour servir la pièce, deux à droite, deux à gauche:

"Ce n'est pas tout à fait ça, mes petits amis. – Un petit tour de roue encore!»

Moi, je regardai cette roue du canon qui tournait en avant, puis retournait en arrière, et je crus voir la roue mythologique de la Fortune. Oui, c'était elle… C'était elle-même, réalisée, en vérité.

A cette roue était suspendu le destin du monde. Si elle allait en avant et pointait la pièce, Robespierre était vainqueur. En ce moment même les Conventionnels avaient appris l'arrivée d'Henriot; en ce moment même, ils s'asseyaient pour mourir sur leurs chaises curules. Le peuple des tribunes s'était enfui et le racontait autour de nous. Si le canon faisait feu, l'Assemblée se séparait, et les Sections réunies passaient au joug de la Commune. La Terreur s'affermissait, puis s'adoucissait, puis restait… restait un Richard III, ou un Cromwell, ou, après un Octave… qui sait?

Je ne respirais pas, je regardais, je ne voulais rien dire. Si j'avais dit un mot à Blaireau, si j'avais mis un grain de sable, le souffle d'un geste sous la roue, je l'aurais fait reculer. Mais non, je n'osai le faire, je voulus voir ce que le Destin seul enfanterait.

Il y avait un petit trottoir usé devant la pièce; les quatre servants ne pouvaient y poser également les roues, qui glissaient toujours en arrière.

Blaireau recula et se croisa les bras en artiste découragé et mécontent. Il fit la moue.

Il se tourna vers un officier d'artillerie:

"Lieutenant! c'est trop jeune tout ça! – C'est trop jeune, ces servants-là, ça ne sait pas manier sa pièce. Tant que vous me donnerez ça, il n'y a pas moyen d'aller! – N'y a pas de plaisir!»

Le lieutenant répondit avec humeur:

"Je ne te dis pas de faire feu, moi, je ne dis rien.

– Ah bien! c'est différent, dit Blaireau en bâillant. Ah! bien, ni moi non plus, je ne suis plus du jeu. Bonsoir."

En même temps il donna un coup de pied à sa pièce, la fit rouler en travers, et se coucha dessus.

Henriot tira son sabre, qu'on lui avait ramassé.

"Feras-tu feu?» dit-il.

Blaireau fumait, et tenant à la main sa mèche éteinte, répondit:

"Ma chandelle est morte! va te coucher!»

Henriot, suffoqué de rage, lui donna un coup de sabre à fendre un mur; mais c'était un revers d'ivrogne, si mal appliqué, qu'il ne fit qu'effleurer la manche de l'habit et à peine la peau, à ce que je jugeai.

C'en fut assez pour décider l'affaire contre Henriot. Les canonniers furieux firent pleuvoir sur son cheval une grêle de coups de poing, de pied, d'écouvillon; et le malencontreux général, couvert de boue, ballotté par son coursier comme un sac de blé sur un âne, fut emporté vers le Louvre, pour arriver, comme vous savez, à l'Hôtel de Ville, où Coffinhal le Jacobin le jeta par la fenêtre sur un tas de fumier, son lit naturel.

En ce moment même arrivent les commissaires de la Convention; ils crient de loin que Robespierre, Saint-Just, Couthon, Henriot sont mis hors la loi. Les Sections répondent à ce mot magique par des cris de joie. Le Carrousel s'illumine subitement. Chaque fusil porte un flambeau. Vive la liberté! Vive la Convention! A bas les tyrans! sont les cris de la foule armée. Tout marche à l'Hôtel de Ville, et tout le peuple se soumet ou se disperse au cri magique qui fut l'interdit républicain: Hors la loi!

La Convention assiégée fit une sortie et vint des Tuileries assiéger la Commune à l'Hôtel de Ville. Je ne la suivis pas; je ne doutais pas de sa victoire. Je ne vis pas Robespierre se casser le menton au lieu de la cervelle et recevoir l'injure comme il eût reçu l'hommage, avec orgueil et en silence. Il avait attendu la soumission de Paris, au lieu d'envoyer et d'aller la conquérir comme la Convention. Il avait été lâche. Tout était dit pour lui. Je ne vis pas son frère se jeter sur les baïonnettes par le balcon de l'Hôtel de Ville, Lebas se casser la tête, et Saint-Just aller à la guillotine aussi calme qu'en y faisant conduire les autres, les bras croisés, les yeux et les pensées au ciel comme le Grand Inquisiteur de la Liberté.

Ils étaient vaincus, peu m'importait le reste.

Je restai sur la même place, et prenant les mains longues et ignorantes de mon canonnier naïf, je lui fis cette petite allocution:

"O Blaireau! ton nom ne tiendra pas la moindre place dans l'Histoire, et tu t'en soucies peu, pourvu que tu dormes le jour et la nuit, et que ce ne soit pas loin de Rose. Tu es trop simple et trop modeste, Blaireau, car je te jure que, de tous les hommes appelés grands par les conteurs d'histoire, il y en a peu qui aient fait des choses aussi grandes que celles que tu viens de faire. Tu as retranché du monde un règne et une Ere démocratique; tu as fait reculer la Révolution d'un pas, tu as blessé à mort la République… Voilà ce que tu as fait, ô grand Blaireau! – D'autres hommes vont gouverner qui seront félicités de ton oeuvre; et qu'un souffle de toi aurait pu disperser comme la fumée de ta pipe solennelle. On écrira beaucoup et longtemps, et peut-être toujours, sur le 9 Thermidor; et jamais on ne pensera à te rapporter l'hommage d'adoration qui t'est dû tout aussi justement qu'à tous les hommes d'action qui pensent si peu et qui savent si peu comment ce qu'ils ont fait s'est fait, et qui sont bien loin de ta modestie et de ta candeur philosophique. Qu'il ne soit pas dit qu'on ne t'ait pas rendu hommage; c'est toi, ô Blaireau! qui es véritablement l'homme de la Destinée."

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