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Je pris la sinistre résolution d'aller chez Joseph Chénier. J'arrivai bientôt à une étroite rue de l'île Saint-Louis où il s'était réfugié. Une vieille femme, notre confidente, qui m'ouvrit en tremblant après m'avoir fait longtemps attendre, me dit»qu'il dormait; qu'il était bien content de sa journée; qu'il avait reçu dix Représentants sans oser sortir; que demain on allait attaquer Robespierre et que, le 9, il irait avec moi délivrer M. André; qu'il prenait des forces".

L'éveiller pour lui dire:»Ton frère est mort; tu arriveras trop tard. Tu crieras: Mon frère! et l'on ne te répondra pas; tu diras: Je voulais le sauver, – et l'on ne te croira jamais, ni pendant ta vie ni après ta mort! et tous les jours on t'écrira:»Caïn, qu'as-tu fait de ton frère?»

L'éveiller pour lui dire cela? – Oh! non!

"Qu'il prenne des forces, dis-je, il en aura besoin demain."

Et je recommençai dans la rue ma nocturne marche, résolu de ne pas rentrer chez moi que l'événement ne fût accompli. Je passai la nuit à rôder de l'Hôtel de Ville au Palais-National, des Tuileries à l'Hôtel de Ville. Tout Paris semblait aussi bivouaquer.

Le jour du 8 Thermidor se leva bientôt, très brillant. Ce fut un bien long jour que celui-là. Je vis du dehors le combat intérieur du grand corps de la République. Au Palais-National, contre l'ordinaire, le silence était sur la place, et le bruit dans le château. Le peuple attendit encore son arrêt tout le jour, mais vainement. Les partis se formaient. La Commune enrôlait des Sections entières de la garde nationale. Les Jacobins étaient ardents à pérorer dans les groupes. On portait des armes; on les entendait essayer par des explosions inquiétantes. La nuit revint, et l'on apprit seulement que Robespierre était plus fort que jamais, et qu'il avait frappé d'un discours puissant ses ennemis de la Convention. Quoi! il ne tomberait pas! Quoi! il vivrait, il tuerait, il régnerait! – Qui aurait eu, cette autre nuit, un toit, un lit, un sommeil? – Personne autour de moi ne s'en souvint, et moi je ne quittai pas la place. J'y vécus, j'y pris racine.

Il arriva enfin, le second jour, le jour de crise, et mes yeux fatigués le saluèrent de loin. La Dispute foudroyante hurla tout le jour encore dans le Palais qu'elle faisait trembler. Quand un cri, quand un mot s'envolait au-dehors, il bouleversait Paris, et tout changeait de face. Les dés étaient jetés sur le tapis, et les têtes aussi. – Quelquefois un des pâles joueurs venait respirer et s'essuyer le front à une fenêtre; alors le peuple lui demandait avec anxiété qui avait gagné la partie où il était joué lui-même.

Tout à coup on apprend avec la fin du jour et de la séance, on apprend qu'un cri étrange, inattendu, imprévu, inouï, a été jeté: A bas le tyran! et que Robespierre est en prison. La guerre commence aussitôt. Chacun court à son poste. Les tambours roulent, les armes brillent, les cris s'élèvent. – L'Hôtel de Ville gémit avec son tocsin, et semble appeler son maître. – Les Tuileries se hérissent de fer, Robespierre reconquis règne en son palais, l'Assemblée dans le sien. Toute la nuit la Commune et la Convention appellent à leur secours, et mutuellement s'excommunient.

Le peuple était flottant entre ces deux puissances. Les citoyens erraient par les rues, s'appelant, s'interrogeant, se trompant et craignant de se perdre eux-mêmes et la Nation; beaucoup demeuraient en place, et frappant le pavé de la crosse de leurs fusils, s'y appuyaient le menton en attendant le jour et la vérité.

Il était minuit. J'étais sur la place du Carrousel lorsque dix pièces de canon y arrivèrent. A la lueur des mèches allumées et de quelques torches, je vis que les officiers plaçaient leurs pièces avec indifférence sur la place comme en un parc d'artillerie, les unes braquées contre le Louvre, les autres vers la rivière. Ils n'avaient dans les ordres qu'ils donnaient aucune intention décidée. Ils s'arrêtèrent et descendirent de cheval, ne sachant guère à la disposition de qui il venaient se mettre. Les canonniers se couchèrent à terre. Comme je m'approchais d'eux, j'en remarquai un, le plus fatigué peut-être, mais à coup sûr le plus grand de tous, qui s'était établi commodément sur l'affût de sa pièce et commençait à ronfler déjà. Je le secouai par le bras: c'était mon paisible canonnier, c'était Blaireau.

Il se gratta la tête un moment avec un peu d'embarras, me regarda sous le nez, puis, me reconnaissant, se releva de toute son étendue assez languissamment. Ses camarades, habitués à le vénérer comme chef de pièce, vinrent pour l'aider à quelque manoeuvre. Il allongea un peu ses bras et ses jambes pour se dégourdir, et leur dit:

"Oh! restez, restez; allez, ce n'est rien: c'est le citoyen que voilà qui vient boire un peu la goutte avec moi. Hein?»

Les camarades recouchés ou éloignés:

"Eh bien! dis-je, mon grand Blaireau, qu'est-ce donc qui arrive aujourd'hui?»

Il prit la mèche de son canon et s'amusa à y allumer sa pipe.

"Oh! c'est pas grand-chose, me dit-il.

– Diable!» dis-je.

Il huma sa pipe avec bruit et la mit en train.

Oh! mon Dieu! mon Dieu, non! pas la peine de faire attention à ça!»

Il tourna la tête par-dessus ses hautes épaules pour regarder d'un air de mépris le palais national des Tuileries, avec toutes ses fenêtres éclairées.

"C'est, me dit-il, un tas d'avocats qui se chamaillent là-bas! Et c'est tout.

– Ah! ça ne te fait pas d'autre effet, à toi? lui dis-je, en prenant un ton cavalier et voulant lui frapper sur l'épaule, mais n'y arrivant pas.

– Pas davantage", me dit Blaireau avec un air de supériorité incontestable.

Je m'assis sur son affût et je rentrai en moi-même. J'avais honte de mon peu de philosophie à côté de lui.

Cependant j'avais peine à ne pas faire attention à ce que je voyais. Le Carrousel se chargeait de bataillons qui venaient se serrer en masse devant les Tuileries et se reconnaissaient avec précaution. C'étaient la section de la Montagne, celle de Guillaume-Tell, celles des Gardes-Françaises et de la Fontaine-Grenelle qui se rangeaient autour de la Convention. Etait-ce pour la cerner ou la défendre?

Comme je me faisais cette question, des chevaux accoururent. Ils enflammaient le pavé de leurs pieds. Ils vinrent droit aux canonniers.

Un gros homme, qu'on distinguait mal à la lueur des torches, et qui beuglait d'une étrange façon, devançait tous les autres. Il brandissait un grand sabre courbe, et criait de loin:

"Citoyens canonniers! A vos pièces! – Je suis le général Henriot. Criez: Vive Robespierre! mes enfants! Les traîtres sont là, enfants! Brûlez-leur un peu la moustache! Hein! faudra voir s'ils feront aller les bons enfants comme ils voudront, hein! C'est que je suis là, moi! – Hein! vous me connaissez bien, mes fils, pas vrai?».

Pas un mot de réponse. Il chancelait sur son cheval et, se renversant en arrière, soutenait son gros corps sur les rênes et faisait cabrer le pauvre animal, qui n'en pouvait plus.

"Eh bien! où sont donc les officiers ici, mille dieux! continuait-il. Vive la Nation! Dieu de Dieu! et Robespierre! les amis! – Allons! nous sommes des Sans-Culottes et de bons garçons, qui ne nous mouchons pas du pied, n'est-ce pas? – Vous me connaissez bien? – Hein! vous savez, canonniers, que je n'ai pas froid aux yeux, moi! Tournez-moi vos pièces sur cette baraque, où sont tous les filous et les gredins de la Convention."

Un officier s'approcha et lui dit:»Salut! – Va te coucher! Je n'en suis pas. – Ni vu ni connu, – tu m'ennuies."

Un second dit au premier:

"Mais dis donc, toi, on ne sait pas au fait s'il n'est pas général, ce vieil ivrogne?

– Ah bah! qu'est-ce que ça me fait?» dit le premier. Et il s'assit. Henriot écumait.»Je te fendrai le crâne comme un melon si tu n'obéis pas, mille tonnerres!

– Oh! pas de ça, Lisette! reprit l'officier en lui montrant le bout d'un écouvillon. Tiens-toi tranquille, s'il vous plaît, citoyen."

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