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Ici, nous nous rapprochâmes tous de plus en plus du maître qui parla plus bas dans le silence de la nuit.

"Le Génie de l'Empire n'est point un beau jeune homme tel que tu l'as vu, Julien; c'est une pâle statue dont la cire est molle et, je te le répète, à demi fondue. Et, pour quitter les images dans un si sérieux entretien, ce qui est faible et sans ressource, ce sont nos races trop affaiblies, trop tourmentées d'idées aiguës, subtiles et pénétrantes, trop énervées par trop de poisons délicieux et avidement bus. La santé de l'âme est détruite dans les nations connues. Voyez s'il y a jamais eu plus triste spectacle que ce qui s'est passé parmi les Chrétiens. A peine coule la source, qu'ils y jettent le poison. Les martyrs criaient en mourant:»Jésus est»Dieu!» et voilà les Evêques qui crient plus haut:»Il est homme!» et, au milieu de leurs deux cents sectes, ne savent plus ce qu'ils font, ce qu'ils disent, ce qu'ils pensent. Ils ont noyé toutes leurs croyances dans toutes les corruptions. Les évêques d'Egypte adorent à la fois Jésus et Sérapis: que dire de plus! De sorte qu'après tout, si le culte nouveau est trouble et contesté dès sa naissance, le culte ancien ne l'est pas moins dans la résurrection que tu lui fais, Julien; et tu conviendras que partout les nations connues sont trop faibles pour aimer vivement, comprendre entièrement et maintenir fermement une des croyances qui flottent sans repos sur la surface de leurs esprits sans y entrer et prendre une tenace racine. Tu n'as pas peu contribué à les jeter en confusion, mon ami, et la force de choisir leur faisant défaut tout à fait, tu vois que les uns retournent à leurs coutumes d'enfance, les autres à leurs intérêts du moment, prêts à renier tous les Dieux de tous les cieux pour quelques-uns des trésors dont Jechaïah fait l'échange avec les Juifs ses frères."

Ici Julien fit signe qu'il ne désavouait rien de ces vérités.

"Les rhéteurs chrétiens sont aussi souples que les tiens, et les tours d'esprit, les soubresauts de paroles de Paul Catena et de Maris n'ont-ils pas été aussi légers que ceux d'Ecébole, de Maxime et d'Eunape?

Que les mystiques et les astrologues chrétiens lisent l'avenir dans l'eau d'un bassin au lieu de le chercher dans les entrailles d'un mouton, la différence nous touche fort peu à Daphné, et je pense qu'elle ne t'a pas été plus sensible à Constantinople? En un mot, la ruse de l'esprit grec est le caractère universel des hommes de l'Empire; ils n'ont pas plus le désir d'une vérité divine que d'une autre, trouvant sous leur main autant d'arguments contre que pour toute chose, et tout homme de notre âge est sophiste."

Ici Libanius, étendant ses mains tremblantes comme pour nous embrasser, poursuivit avec chaleur:

"O vous! âmes choisies, en qui la Destinée a mis dès l'enfance le sentiment du Vrai, du Bon, du Beau et de toutes les perfections que notre intelligence s'épuise à nommer d'appellations célestes pour y faire monter le vulgaire! vous tous, égaux amis, esclaves comme Paul, empereurs comme Julien, ou avocats comme Jean et Basile, citoyens de l'impérissable Daphné, ne sentez-vous pas bien que les efforts des deux religions et de toutes leurs sectes subtiles sont impuissants sur l'homme de nos jours et que rien ne peut secouer sa torpeur? L'enfant devient sophiste à quinze ans, et son âme se glace de telle sorte qu'il n'y a pas de feu divin qui puisse la fondre. Dès que tu as vu cela, c'est le désespoir qui t'a conduit au désert. Jean, tu peux le nier à tous, mais non pas à moi, et tu reviens parce que tu as senti que tu y étais inutile aux hommes. Tu n'avais pas à y donner cet exemple du sacrifice des richesses et des honneurs comme fit Antoine de la Thébaïde; tu as bien fait de ne pas enterrer toute vivante l'éloquence qui brûle en toi. Je te dirai ce qu'il en faudra faire à présent. Ne pense pas à toi et à la gloire d'être nommé demi-dieu ou saint comme Antoine; pense à la famille des hommes qu'il faut sauver de la désunion qui est la mort. Hélléniens ou Galiléens, Chrétiens ou Païens, tous ceux qui sont grands par l'esprit combattent avec le désespoir et la rage des gladiateurs contre les animaux bas et féroces, ou s'en vont se coucher dans les sables pour mourir. Si tout le monde fait ainsi, notre trésor va périr, Julien, et tu sais ce que c'est que le Trésor de Daphné: c'est l'axe du monde, c'est la sève de la terre, mon ami, c'est l'élixir de vie des hommes, distillé lentement par tous les peuples passés pour les peuples à venir: c'est la morale. Or, il va périr, ce trésor, si nous ne le passons bien conservé à des mains plus sûres que celles des peuples sophistes qui ne savent plus le garder et n'ont plus de prestige où l'envelopper."

Ici Libanius soupira profondément et, après nous avoir regardés avec douleur:

"Il faut bien, dit-il, le passer aux Barbares."

Julien recula:

"Dois-je donc, à ton avis, regretter tous mes travaux et mes chères victoires? dit Julien.

– Non pour toi, Julien, mais pour nous.

– Je ne l'aurais pas cru, reprit Julien avec sa bonté ordinaire. N'avons-nous pas encore dans le monde romain toute la science des siècles?

– Ils ont quelque chose de plus précieux, dit Libanius, qu'on ne nous rendra jamais et qu'ils apportent: c'est la simplicité de coeur qui peut croire sincèrement à quelques prodiges et adorer ce que tu as nommé les poupées divines.

– Eh bien! dit Julien, les Césars d'autrefois les payaient pour ne pas passer le Rhin; moi, je les ai chassés à coups d'épée. Crois-tu que jamais on en fasse des Romains?

– Non, mais déjà, sur nos frontières; on en a fait de robustes et solides Chrétiens, bien ignorants et bien grossiers.

– Eh bien! dit Julien, que veux-tu dire par là? Faut-il donc que nous cessions d'élever les Barbares à nous et que nous nous abaissions jusqu'à eux?

– Tiens! Regarde! dit Libanius, voilà ce que je veux dire."

En même temps il nous montra une momie égyptienne couchée dans le fond du péristyle, à l'entrée du bois.

"Regardez attentivement, dit-il, cette momie embaumée. Elle porte dans sa tête des trésors et dans sa poitrine un rouleau de papyrus, sur lequel tiendraient aisément, rassemblées et écrites en caractères grecs, quelques brèves maximes qui peuvent exprimer tout ce qu'ont imaginé les hommes jusqu'à ce jour pour tâcher de se rendre meilleurs. Les couleurs vertes, rouges, dorées de la momie n'ont point pâli. Ses cheveux se sont conservés aussi blonds, aussi soyeux que durant la vie, aucun des trésors d'Isis et d'Osiris, aucun sphynx azuré ne s'est perdu, pas une lettre du papyrus ne s'est effacée, grâce à ce cristal énorme qui couvre la momie dans toute son étendue. Ce cristal est transparent, et à travers les lueurs rougeâtres, argentées, violettes, que lui apportent les flambeaux et les astres et qui lui donnent l'aspect d'un lac merveilleux ou d'un ciel inconnu découvert dans l'ombre, on ne cesse d'apercevoir le visage immobile de la momie. Elle croise ses bras sur sa poitrine et y garde en paix notre trésor. Sur ce cristal énorme sont gravés et peints des caractères sacrés qui, faisant adorer l'enveloppe, ont conservé le trésor des âges anciens. Les dogmes religieux, avec leurs célestes illusions, sont pareils à ce cristal. Ils conservent le peu de sages préceptes que les races se sont formés et se passent l'une à l'autre. Lorsque l'un de ces cristaux sacrés s'est brisé sous l'effort des siècles et les coups des révolutions des hommes, ou lorsque les caractères qu'il porte sont effacés et n'impriment plus de crainte, alors le trésor public est en danger, et il faut qu'un nouveau cristal serve à le voiler de ses emblèmes et à éloigner les profanes par ses lueurs toutes nouvelles, plus sincèrement et chaudement révérées.

Or, les Barbares dont nous parlons ont une crainte toute vraie, toute jeune et sans examen du nouveau dogme des Chrétiens; s'ils la conservent pure, ce dogme sera le seul en vérité qui puisse sauver le trésor du monde, et ce sera là le cristal neuf orné de symboles nouveaux et préservateurs."

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