Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

Julien avait penché sa tête sur sa main, et son coude était négligemment étendu sur la table. Il rêva, puis il sourit, puis il dit en attachant ses yeux sur les constellations brillantes qui tremblaient derrière les feuilles sombres des cyprès, des lauriers et des cèdres:

"Si le délire est divin et s'il est permis de le regarder comme tel, n'est-ce pas lorsque la mémoire des choses divines que notre âme a connues avant la naissance devient en nous si vive qu'il nous semble être rentrés dans le sein de la Divinité même? N'avons-nous pas reconnu que le raisonnement est une arme aussi bonne pour l'erreur que pour la vérité? Nous ne pouvons donc nous attester élevés jusqu'au sentiment du Vrai, du Beau et du Bien que dans ces rares moments où notre âme, se souvenant de la Beauté céleste, prend ses ailes pour retourner en sa présence et la voir clairement devant elle, autour d'elle, se sent pénétrée de son amour, et ne voit rien dans l'univers qui ne soit tout illuminé des splendeurs de la Divinité. C'est dans ces moments, auxquels les prières nous conduisent, que nous pouvons vraiment dire avoir retrouvé ce que la naissance et la vie périssable nous ôtent, et ce sont ces vérités retrouvées que les hommes osent appeler célestes inventions, oubliant que toute vertu et toute science n'est qu'une réminiscence de la vie première et de l'existence inaltérable.

Pour moi, je puis le dire, j'ai passé ma vie entière à supplier le Dieu souverain et tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre, de diriger par des inspirations intimes le cours difficile de ma vie et, souvent, j'ai reçu de lui des visions qui ne m'ont laissé aucun doute sur l'existence des divinités secondaires qui président à nos destinées. Le monde dans son ensemble n'est autre chose qu'un Etre animé, formé d'âme et d'intelligence; mais, entre Dieu et lui, un autre Etre intermédiaire préside à nos destinées, c'est le Soleil-Roi que j'adorai dès mes premiers ans et dont mes yeux ne pouvaient se détacher. Sa présence est notre vie, son absence notre mort; sa nature est simple, pure et sans mélange; il provient d'un seul Dieu, du Dieu créateur, qui est le monde intelligent, et il est le milieu des êtres intellectuels intermédiaires, destiné à les présider, et propre à réunir les deux extrémités de la vaste chaîne par sa qualité conciliante et amie, par sa substance fécondante. Le plus grand, parmi les biens qu'il produit, est la création des Anges solaires. L'un d'eux m'est apparu clairement sous ma tente et dans mon palais pour m'annoncer mes destins, et c'est lui qui est le Génie de l'Empire. Il était pâle et faible avant que l'on ne m'eût nommé Auguste; il est grand et puissant aujourd'hui. Je l'ai vu, il m'a parlé, et jamais ses prédictions n'ont failli. Je les ai annoncées, on les a vues s'accomplir au jour marqué. Que le sourire que je vois errer sur tes lèvres en ce moment interprète ces récits comme des visions mystiques, je le comprends et je le pardonne. Mais je déclare que, lors même que ce ne seraient là que visions nocturnes et rêveries extatiques, je ne les croirais pas moins venues du ciel pour me récompenser de quelques vertus dont j'aurai pu donner l'exemple. Cette vue certaine que j'ai obtenue à force de sacrifices, d'études théurgiques et théologiques, de prières et d'adorations exaltées, m'a conduit à connaître et enseigner la vraie nature des Dieux secondaires qui adoptent les nations et dirigent leurs fortunes diverses, faisant connaître l'avenir à ceux des hommes qui cherchent à leur ressembler et atteignent quelque chose de leurs perfections. Ces Anges solaires qui vivent à présent avec le bienheureux Platon ne cessent de monter et descendre du Soleil à nous et, suivant sa lumière, pénètrent l'âme à travers les corps ranimés par elle. Qu'on les nomme Cérès-Dêo ou Minerve Pronoée, ils viennent du Soleil-Roi, emblème visible du Démiurgos, du Logos, du Verbe incréé et très pur.

– Mon cher Julien, répondit Libanius, le nombre est infini des Chrétiens qui, depuis ton règne, et au moindre signe venu de toi en passant par des milliers de petits pouvoirs nés du tien, ont quitté leur christianisme. Ils l'ont quitté par indifférence, et n'étaient tombés dans cette indifférence que parce que les deux cents sectes et plus encore qui les divisent avaient soumis la nature de leurs Divinités au même creuset où tu viens de faire passer celles de l'Olympe. Toi qui t'es diverti publiquement en faisant venir chez toi les Ariens, les Novatiens, les Donatistes et autres, pour les faire disputer jusques à perdre haleine, te crois-tu bien loin de leur Homoousion, de leur Consubstantialité? Je te crois, en vérité, plutôt possédé à ton insu du sentiment qui t'a fait écrire l'autre jour dans le Misopogon: Je chanterai pour les Muses et pour moi.

C'est vraiment par un sentiment purement poétique que tu t'es exalté, Julien, et il se trouve ainsi que, tandis que tu croyais agir sur la multitude des hommes, tu n'as agi que sur toi-même. Tu t'es pris les pieds dans le filet que tu avais tendu, tu t'es enivré du vin que tu leur avais préparé, tu l'as pris en goût, tu en remplis ta coupe, tu y reviens sans cesse, et tu viens de boire devant nous, mon ami, le nectar de ta Poésie. Nous l'aimons beaucoup aussi, mais en vérité, tu conviendras que tu aurais mieux fait de le laisser couler sur le papyrus pour charmer les siècles futurs, s'il est certain qu'il n'est pas aussi goûté de la multitude que toi, et s'il nous est démontré qu'elle n'en boit pas tant qu'elle le semble faire."

Ici Libanius s'avança sur le bord de la table et, attachant ses yeux sur ceux de Julien, sembla y plonger ses regards comme deux épées.

"Or voici, poursuivit-il, tu as vu sans doute, devant tes vieux soldats, de jeunes patriciens les commander d'une voix incertaine; les hoplites obéissaient aussi d'une incertaine manière, les boucliers ne sonnaient plus fortement en tombant ensemble à terre, et leurs manoeuvres ne se faisaient que mollement. Je vois, mon cher Julien, que ceux qui adorent les Dieux, les Helléniens qui sacrifient avec toi et lisent l'avenir dans des entrailles, t'obéissent ainsi. Un secret instinct les avertit que tu as, pour les Figures célestes que tu rêves, cette sorte d'affection que peut avoir un peintre pour le tableau qu'il a fait, et dont il caresse de l'oeil le dessin et la couleur, mais que tu n'as pas plus que nous, pour ces Symboles, cet amour sincère dont la voix est la prière, dont le lien est la supplication et la reconnaissance, que l'espoir de la présence d'un être céleste anime et qui croirait à la réelle existence de ces Divinités. Les hommes les plus vulgaires ont un sentiment vague de la vérité. Ils pensent que les Dieux sont usés, que nous n'y croyons plus, et que leurs noms sont pour nous des idées de Destinée, de Justice, de Force, de Vertu, que nous leur voulons rendre sensibles. J'ai cru quelque temps que l'on pouvait dorer les idoles et blanchir les temples, mais je vois qu'ils n'en paraissent que plus vieux. Le nouveau voile dont nous avons enveloppé les idées est trop transparent, son tissu est trop élégant et trop fin, on voit en dessous nos pieds de philosophes et de savants; c'est ce qui fait que tout est perdu pour le temps de notre vie.

Deux choses auraient pu nous sauver et, lorsque je t'envoyai Paul de Larisse, je les espérais. Les hommes de notre temps auraient pu avoir assez de bonne vigueur romaine encore pour reprendre, en son entier, le zèle sincère des réelles Divinités et s'attacher la bouche au large sein de Cybèle, la mère des Dieux; ou bien, à défaut de cette antique et primitive vertu, ils auraient pu avoir déjà un assez grand partage de cette hardiesse qui nous a été donnée à quelques-uns que nous sommes, répandus par le monde et rarement réunis, cette autre force plus jeune et plus grande qui consiste à comprendre la Divinité, l'immortalité de l'âme, la Vertu et la Beauté sans le secours grossier des Symboles. Je l'ai espéré, Julien, et chaque pas que je t'ai vu faire m'a confirmé par son vif éclat et ces bruits glorieux, tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre de ces deux espérances; mais, depuis que tu as réussi, j'ai désespéré, parce que ton triomphe a été stérile."

65
{"b":"125162","o":1}