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Libanius lui serra la main dans les siennes avec une tendresse de père:

"Ah! cher fils, dit-il, tout ce qu'un homme peut faire, et un grand homme, tu l'as fait. Mais est-ce ta faute si ce marbre est devenu une cire molle qui fond à tous les soleils, reçoit toutes les impressions et se pétrit sous toutes les mains dès que le maître est absent ou mort?»

Julien baissa la tête et ne répondit pas. Comme nous regardions Paul de Larisse, ce jeune homme pensa qu'il était considéré comme responsable et prit la parole.

"Ne suis-je pas en droit de rendre compte, puisque je n'ai pas cessé d'obéir à la première pensée qui me fit partir autrefois avec Basile de ce lieu sacré où nous sommes, pour porter à Julien les paroles de Daphné? Je dirai donc en peu de mots ce qui s'est fait, et vous verrez que nous n'avons pas dévié, mais peut-être vous-mêmes qui nous jugez. – Le cri de Julien devant l'évêque Arien était celui du Chrétien blessé au coeur. Sa croyance était empoisonnée, et nous sentîmes que, de ce jour, elle devait mourir en lui. Je me dévouai. Je me vendis comme esclave pour l'approcher. C'est là mon honneur à moi, et je n'ai pas voulu être affranchi ni racheté pour ne pas le perdre. J'ai appris à Julien ce que les eunuques qui le tenaient prisonnier lui avaient caché. Je lui ai fait savoir qu'il était le neveu de l'empereur Constantin l'Apostat, qui avait publiquement renié la religion de nos pères et de Rome pour n'être même pas Chrétien et rester Arien; que lui, Julien, avait été sauvé par quelques soldats du massacre de sa famille où périrent sept enfants comme lui; que le monde n'était pas Chrétien comme on le lui enseignait, que les temples des Dieux supérieurs étaient debout dans tout l'Empire; que ceux de toutes les divinités inférieures étaient ouverts dans Rome, où le sénat, les consuls, les Tribuns, et les chefs des grandes familles patriciennes, plébéiennes et consulaires, et tous ceux qui exerçaient les grandes charges de l'état venaient publiquement sacrifier et gouvernaient toujours par les devins et les présages; que les eunuques et les courtisanes affectaient de suivre la foi du Prince et la déshonoraient, mais que ni l'Apostat Constantin ni son pâle successeur n'avaient osé abolir les sacrifices; et enfin qu'il y avait à Daphné des philosophes qui allaient et venaient sans cesse, régnant sur les croyances populaires et entretenant le feu pur et sacré de la morale au milieu des combats religieux et des sophismes de toutes les écoles. Alors Julien ouvrit les yeux; il vit l'Empire envahi, énervé, il résolut de se préparer à régner. Nous nous vîmes entourés d'espions; il fallut être Chrétien longtemps de visage; Julien s'y soumit et fut libre; subir avec patience la vue d'une cour de délateurs, de courtisanes, d'eunuques, de sophistes, de barbiers et d'échansons pour parvenir à vous entendre, Libanius avec Basile, Maxime, Grégoire, Ecébole, Apollinaire et les autres, sans vous parler autrement qu'en présence des curiosi de l'empereur; voir adorer au Parthénon sans adorer, et se faire ainsi, à la fin, proclamer César; relever les Légions romaines, chasser les Barbares des Gaules et revenir Auguste, rendre Constantinople et Rome aux Dieux: en neuf ans, ce fut ce qu'il souffrit et ce qu'il fit. Alors il vous écrivit souvent, et ceux que Daphné envoya furent pontifes et magistrats suprêmes, quoique pas un de vous qui êtes ici ne voulût accepter d'or ni d'honneurs. Mais Julien en cela même nous est semblable: il est plus pauvre que moi et laisse, dit-il, ses revenus en dépôt chez ses sujets. Il ne veut que la vérité, la cherche et l'adore. Elle se voile de plus en plus à ses yeux et aux miens. Mais ce qui a été fait devait l'être, et c'était là ce que vous attendiez; et, à présent, vous ne l'aidez plus, quand son édifice est à peine debout et encore ouvert à tous les vents du ciel!»

Je pensai que Paul avait parlé avec trop d'audace à un homme tel que Libanius et je m'en effrayai pour lui; mais, voyant Libanius sourire, Julien interrompit Paul de Larisse et lui dit avec impatience:

"Eh! ne vois-tu pas que tout ce que tu as raconté est compris dans son image perfide! C'est le filet où il a voulu nous prendre et dans lequel tu tombes. Je n'avais fait là, comme il le dit, que saisir mon ciseau et mon marteau. Mais ici, Libanius, arrêtons-nous et parlons en hommes. N'use point avec moi de la méthode lente de Socrate. Je n'ai que trente-deux ans encore, mais, quelque longue vie qui puisse m'être donnée par le destin, je n'ai pas de temps à perdre pour achever mon ouvrage et je le laisserai peut-être à moitié.

depuis le jour où je suis sorti de Macella, je n'ai vécu, pensé, agi que pour sauver l'Empire, que les Galiléens et leurs folies ont mis à deux doigts de sa perte. Le présent ne m'a pas seulement occupé, mais l'avenir. Une fois éclairé par les évêques eux-mêmes sur l'homme que j'adorais comme Dieu, je n'ai plus considéré que le salut des hommes et les moyens de préserver le monde de l'ignorance qui détruit, en perpétuant la science qui conserve. Je n'ai point interdit les écoles aux Chrétiens, mais j'en ai fondé de nouvelles par tout l'Empire, où l'on pût enseigner aux enfants non seulement Hésiode et Homère, Démosthène, Hérodote et leurs Dieux, mais Platon, mais la morale pure de Marc-Aurèle, et l'enseigner par l'exemple. J'ai jeté pour fondement de cette réforme la réforme des pontifes et des prêtres. J'ai ordonné qu'il ne fût jamais élevé au sacerdoce que les gens de bien les plus purs de chaque ville, sans égards pour la naissance ou la richesse. Je leur ai donné pour devoirs: l'amour de Dieu et des hommes, une vie qui soit une continuelle instruction, un enseignement grave de l'histoire, dégagée des fictions débauchées et dangereuses de quelques poètes; une surveillance perpétuelle des hospices que j'ai fondés; et le soin de faire du bien à tous et de donner gaiement le nécessaire même de leur indigence.

– Par le ciel, qu'ont dit de plus les Evêques chrétiens, nos anciens amis? s'écria Jean Chrysostome.

– Regarde, dit Basile, en montrant sur la muraille un papyrus très long qui y était déroulé; Libanius a copié de sa main cet édit immortel que tu as écrit pour les temples."

Libanius roulait une boule d'ambre dans sa main et d'abord ne parlait pas; mais, regardant Basile avec ironie:

"Vraiment, dit-il, tu m'as pris en flagrant délit d'admiration et presque de flatterie pour notre cher Julien, et la confusion que cela me cause n'est pas loin de me faire oublier que les pures maximes, les institutions vertueuses, les lois prudentes ne se conservent pas si elles ne sont à l'abri d'un dogme religieux, et que, si Julien les a enfantées, c'est que sans doute il était rempli de la Divinité et s'est senti assez fort pour établir le sentiment de sa foi de manière à la rendre universelle."

Et, comme Julien hésitait à répondre, il continua après avoir attendu un instant:

"Et ce ne peut être à l'ancien Olympe d'Homère qu'il ait foi, car, dans sa Satire des Césars, dont nous parlait Paul de Larisse, notre enfant, j'ai bien peur qu'il n'ait fait la satire des Dieux. Silène et Bacchus n'y sont guère moins ridicules que les Césars faiseurs de poupées (je ne veux pas parler de Claude son aïeul, que Julien a bien traité pour ce motif très naturel qu'il est de son sang); mais les Dieux y sont fort petits auprès de Marc-Aurèle qui leur parle de l'idée, vraie ou fausse, qu'ils sont nourris de la fumée des sacrifices. Il a fait, de la mollesse et de la débauche, des déesses dont la dernière est chrétienne et offre le baptême à Constantin et à tous les meurtriers. Tu me pardonneras donc, Basile, j'en suis sûr, de ne pas croire qu'il ait pour le vieil Olympe une grande vénération et une sincère croyance dont le sentiment puisse être universel."

Julien rougit; aucun de nous ne vit cette rougeur avec indifférence, et je compris alors combien il fallait que Libanius eût une intelligence sûre, inébranlable et pénétrante, et quelle force il sentait en lui, pour se résoudre à pousser à bout celui en qui reposaient les destinées du monde. Jean Chrysostome regardait Libanius comme pour demander grâce, Basile avec une tristesse croissante, et Paul de Larisse avec une douleur inexprimable.

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