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"Je m'en suis plaint souvent à Paul de Larisse en lui défendant bien de vous le faire savoir, parce que je ne veux point être aidé par pitié, mais par zèle et propre mouvement. Ah! si j'étais né pareil aux grossiers Empereurs qui répondaient aux chrétiens par des supplices, je n'aurais nul besoin de vous, mais moi je leur réponds par des livres et, ici même, nos voisins d'Antioche viennent de recevoir ma satire du Misopogon; tandis que, si j'avais voulu serrer un peu cette ville de femmes et d'eunuques entre ma main droite où est ma flotte et ma main gauche où est mon armée, il n'en resterait qu'un peu de cendre. Mais de quel homme ne mériterais-je pas le mépris par la violence? Je suis digne, croyez-moi bien, mes amis, de revenir à Daphné, j'ai les mains pures de sang. En deux années d'Empire, j'ai remis en honneur les anciennes moeurs de la République sévère, le culte des Dieux et l'autorité suprême de la Philosophie exercée par les âmes choisies et appelées autour du Trône du monde."

Julien parlait de cette manière en rougissant, avec une voix si douce et d'un air si simple, son regard était si naïf, son sourire si candide et si juvénile, que j'avais peine à en croire mes yeux et que je doutais que ce fût vraiment lui; mais lorsque je m'accoutumai à cette réalité, je compris ce qui se passait devant moi, et je commençai à deviner cet homme en qui on n'a jamais pu surprendre une petitesse; je vis, bien loin à nos pieds, pendant cet entretien, tout le reste des hommes dont le maître souverain venait ainsi rendre compte de son travail. Il parlait encore lorsque, ne pouvant m'empêcher de l'interrompre dans ses derniers mots, je m'écriai:

"Tu as fait reculer le soleil de deux années, Impérial Josué!»

Il sourit en me regardant et répondit:

"Je ne viens pas ici dire comme le premier et le plus hypocrite des Augustes:»Ma comédie est jouée", car mon rôle n'est pas achevé, et le rideau, je pense ne se baisse pas encore sur moi à trente-deux ans et au commencement de mon quatrième consulat; je ne veux pas vous dire non plus:»Applaudissez!» mais seulement:»Jugez-moi et fortifiez-moi."

J'étais encore troublé de ce que j'avais osé dire, lorsque je vis, à ma grande surprise, que Libanius me regardait et portait les yeux tour à tour sur Julien et sur moi.

"Ah! Julien, dit-il avec son air abandonné, serais-tu surpris si ce jeune Hébreu d'Alexandrie t'avait, sans le vouloir, amèrement critiqué? Tu as cru qu'il te louait et lui-même aussi l'a pensé, mais moi je pense précisément le contraire. Ah! mon enfant, qu'il me faut de courage pour dire ce que, dans un moment de douleur et de recueillement, je viens de me dire à moi-même! Me permettras-tu, je suis vieux, Julien, me permettras-tu de monter au point que je viens d'entrevoir, mais de n'y monter que pas à pas et appuyé sur une épaule beaucoup plus jeune et plus ferme que la mienne? Tu m'as ramené Paul de Larisse, que je vois stoïcien et plus solide que jamais sur ses pieds; permets, mon cher Julien, que je prenne son bras afin qu'il m'aide à gravir ce haut promontoire. Vous nous y suivrez tous les trois, et s'il arrive, ce que le Dieu de la lumière veuille empêcher, s'il arrive que nous trouvions un abîme sous nos pas, nous unirons nos efforts afin de trouver un chemin pour l'éviter ou des travaux pour le combler."

Nous nous regardâmes tous en silence, et Paul de Larisse s'approcha de Julien et lui pressa la main, avec le sentiment d'un danger secret que l'un des deux allait courir et d'un combat décisif que la raison supérieure de notre âge allait nous livrer. L'adversaire s'avançait avec une lenteur redoutable, et comme les plus grands événements ont été souvent déterminés par quelques simples conversations entre les grands hommes, il était visible pour nous que quelque chose de décisif arriverait après ce que nous allions entendre.

"Ce que vous allez dire est peut-être ce que je suis venu chercher, dit Julien, calme, mais attentif comme un brave qui attend le coup d'une habile épée."

Paul de Larisse s'étant assis sur le lit même où Libanius était à demi couché, Libanius lui dit:

"Je ne sais d'où vient que le premier effet de ton arrivée auprès de Julien a été de le détourner de cet amour des Poètes qu'il égalait par des Poèmes et des chants admirables, et les Muses Ligies pourront bien ne t'avoir pardonné qu'avec peine si tu es cause d'un tel abandon."

Paul répondit sur-le-champ avec sa brièveté spartiate:

"Julien César n'a-t-il pas écrit, depuis, la Satire des Césars?

– J'entends, reprit Libanius, tu penses que la sagesse philosophique des écrits qu'il a jetés depuis au milieu des combats est supérieure aux chants religieux et aux Poèmes qu'il écrivait dans la solitude de Macella: ce serait à examiner; mais je t'en parle seulement parce que je crois que Julien t'a rendu compte des plus secrets mouvements de son âme, tandis qu'il ne paraissait à nos yeux que par éclairs bien rares, et que ses lettres courtes ne m'ont jamais appris que des résultats et non des causes. Tu vois que ce n'est qu'en sa présence que je te prie de le trahir, et seulement après qu'il te l'aura permis."

Julien était appuyé sur le coude et, le menton sur sa main, écoutait attentivement. Il sourit et fit à Paul un signe de consentement; toutefois son regard était triste et découragé.

Paul de Larisse parut quelque peu étonné de ce commencement qui semblait presque frivole, mais, connaissant trop notre maître pour ne pas deviner qu'il était sur un chemin difficile, il répondit:

"Un jour, Julien me dit de l'aider à brûler tous les Poèmes qu'il avait écrits. Il me les lut. Ils étaient beaux, mais il les brûla."

Libanius, se tournant alors vers Julien:

"N'étais-tu pas quelque peu affligé, lui dit-il, des satires d'Alexandrie ou d'Antioche?

– Je pensai, dit Julien, que c'était le rôle d'une femme de chercher à plaire aux hommes, que c'était une faiblesse que de se surprendre à frémir de leur avoir déplu ou à se réjouir d'en avoir été admiré, et que c'était là obéir et non commander.

– Mais vraiment, reprit Libanius, ne penses-tu pas que le but d'un orateur et d'un philosophe est aussi de séduire les esprits? Les fleurs de ses discours ne sont-elles pas destinées à engourdir la raison avec leurs parfums?

– Du moins, reprit Julien, du moins ont-ils un autre but encore que de plaire, et, s'ils séduisent, c'est pour nous prendre par la main et nous conduire où ils veulent; c'est une sorte d'empire, lent il est vrai, mais un empire enfin.

– Et c'est encore une sujétion, reprit Libanius, puisqu'il dépend des auditeurs de n'écouter ni la parole ni le livre et d'argumenter contre l'orateur. Hélas! irions-nous jusqu'à dire que le seul digne emploi de la force ou de la vertu soit d'exercer le pouvoir suprême? Tu ne l'as pas pensé, car chercher le triomphe du Capitole, c'est encore chercher l'applaudissement du public et la louange aveugle du vulgaire. Tu ne l'as pas pensé, car saisir le pouvoir et l'exercer, ce n'est encore là que le premier pas du statuaire qui saisit son ciseau de fer et son marteau de bois et se place devant le marbre. Le bloc est l'assemblée grossière des hommes dont la forme ne change que sous les coups des grands statuaires. Or, pour concevoir cette forme que tu voulais donner à ce marbre énorme, où aurais-tu pris ta pensée première, sinon dans ce génie poétique né en toi? Tu n'as donc rien fait en brûlant tes poèmes, si tu n'as aussi brûlé en toi la poésie. Y aurais-tu par hasard réussi?»

Julien avait replacé son menton et sa barbe légère sur sa main.

"Tu es un habile capitaine, Libanius, dit-il en souriant avec un peu d'amertume, je te vois venir. Tu commences par brûler les villages éloignés et dévaster la campagne, afin de ne rien laisser derrière toi en marchant, pas à pas, vers la forteresse que tu assièges. Il faut bien te laisser faire et je me suis livré à toi. Pour suivre ta pensée, ne trouves-tu donc pas le marbre assez bien taillé et assez promptement modelé?»

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