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"C'est moi qui suis Julien, votre disciple que vous avez condamné."

Libanius jeta un cri qui me remua jusqu'aux entrailles, se leva en s'appuyant sur la table et lui tendit les deux bras en disant:

"Seigneur, Seigneur, est-ce vous qui venez dans ma maison?»

Mais Julien se jetant dans ses bras, et à genoux comme un enfant, pressait sa tête contre la poitrine de son vieux maître et disait:

"Mon père, mon père, j'ai besoin de toi!»

Et sans chercher davantage à faire parade d'une force vaine et d'une fausse dignité, il laissa couler ses pleurs en liberté.

Pour moi je me sentis, je l'avoue, un effroi secret en voyant, devant moi, l'Empereur s'abandonner à ces mouvements impétueux de son caractère. Je craignais qu'un regard jeté sur moi ne l'avertît de la présence d'un étranger et qu'il ne s'indignât contre lui-même et contre moi. Mais il vint se placer sur un des lits circulaires, tout au milieu de nous, et là, souriant avec une grâce ineffable sans vouloir empêcher ses pleurs de descendre en abondance le long de ses joues, et sans les cacher, il donna l'une de ses mains à Jean, l'autre à Basile, et assis entre eux comme un frère, me fit avec la tête un signe de bonté et de confiance qui me rassura, après que Libanius lui eut dit qui j'étais.

Cependant nous étions tous sans voix, et Julien, respirant comme après une longue fatigue de l'esprit et goûtant un peu de paix comme pour la première fois depuis bien des années, regardait avec douceur les traits du maître et des disciples tour à tour, puis la maison et ses simples marbres blancs et polis, et surtout, entre les colonnes ioniennes, le bois sacré, les grands cèdres et les lauriers de Daphné. Enfin, sortant de ce silence, il nous dit, en remarquant notre profonde attention à tous ses gestes:

"En vérité, je ne vois ici que ce jeune Stoïcien qui puisse parler le premier."

Ce fut alors seulement que Libanius aperçut Paul de Larisse et lui tendit la main. Celui-ci s'avança lentement et mit sa main dans celle du maître qui, voyant sous son manteau entrouvert la saie des serviteurs, dit à Julien:

"Eh! quoi! Paul est-il donc toujours esclave?

– Toujours et pour toujours, dit Paul de Larisse, mais plus libre que lui qui voulait m'affranchir malgré moi. Ma vie n'est pas en moi mais en lui, et je n'ai voulu revenir à toi que lorsqu'il aurait tout accompli pour te voir satisfait."

Une morne consternation était écrite sur les traits de Libanius; ses épais sourcils noirs s'étaient abaissés, sur ses yeux rougis, bien plus avant que de coutume. Ses mains bleues et tremblantes cherchaient à se dégager des mains de Paul de Larisse; et il jetait sur Julien des regards de pitié, et après un moment où nous crûmes qu'il allait enfin parler, il appuya lentement ses coudes sur la table et, prenant un pan de son manteau, il le jeta sur ses cheveux blancs et sur son crâne découvert, et se voila la tête et le visage entièrement.

Julien, surpris de plus en plus, nous regarda tous d'abord l'un après l'autre; il paraissait chercher dans nos yeux le même étonnement que lui causait une aussi sombre réception. Ne trouvant dans nos regards qu'une tristesse qui semblait lui dire que nous savions le secret du silence et de la sévérité de Libanius, il devint lui- même profondément pensif. Le sourire et la rougeur légère de ses joues s'effacèrent tout d'un coup, ses yeux humides se séchèrent aussitôt et devinrent sévères et tout empreints d'une multitude de pensées graves. Son visage semblait aussi immobile que le marbre, et il n'y avait plus de flamme que dans ses yeux ardents et au-dessus de ses sourcils, où deux traits profonds faisaient ressortir la largeur de son front avancé.

Adressant d'abord la parole à Paul de Larisse:

"Je te l'avais dit, ils ont vu ici ce que les tumultes de ma vie empêchent de voir et, par pitié pour moi, Libanius n'ose me le dire."

Puis à nous tous:

"Que croit-on donc ici que nous soyons devenus, pour ne plus pouvoir entendre vos idées dans leur âpre crudité? Ne suis-je plus de Daphné comme vous, et Paul et moi sommes-nous donc des bannis parce que nous avons agi, après avoir médité et écrit comme vous faites? Nous croyez-vous si absorbés par un pouvoir exercé sur les plus grossières natures, que nous leur soyons devenus semblables? Grâce au Dieu créateur en qui et par qui nous vivons, je n'ai point cessé mes travaux et je suis encore ce que j'étais au milieu de vous, Esprits fraternels, issus du divin Socrate, vous qui peut-être d'âge en âge renaissez pour adorer, pour penser et pour vous chercher.

Nous nous sommes choisis entre tous, nous nous sommes devinés et rencontrés, nous ne pouvons jamais nous perdre et nous nous devons l'un à l'autre nos pensées entières, puisqu'il nous faut garder pour le reste des hommes un silence nécessaire. D'où vient que vous m'avez laissé combattre seul depuis un an? Pensez-vous donc que tout soit fini et qu'il soit temps de se reposer? Croyez-vous que Daphné n'ait pas eu ses déserteurs? Grégoire de Nazianze notre ami, et qui étudiait avec nous, persiste à demeurer prêtre et s'est enfui dans le Pont; depuis la mort de Césarius son frère, il ne veut pas me voir et écrit contre moi.

Les deux Apollinaires se sont déclarés mes ennemis et le plus jeune a écrit jusqu'à trente livres contre moi. Eunape est toujours debout, il est vrai, et travaille courageusement. Il m'a ramené beaucoup d'esprits égarés, il a fortifié et rallié beaucoup d'écrivains et d'orateurs admirables qui manquaient de force et de persévérance, il a dévoilé le vice des chrétiens et la fourberie qui tache et corrompt leur fruit encore pendant à l'arbre."

Ici, il me regarda, je reculai involontairement.

"Toi, juif, dit-il, toi, jeune Alexandrin, dis-moi par exemple et dis-moi en toute hardiesse et franchise ce que tu penses de mes efforts à rebâtir ton Temple de Jérusalem.

– On m'a dit en Perse, répondis-je avec un peu d'effroi, on m'a dit que des feux souterrains avaient toujours consumé les ouvriers et que des prodiges t'avaient effrayé toi-même, grand Empereur."

Il reprit:

"On a dit mieux encore (et Jean et Basile sourirent avec dédain); on a dit que des croix de feu avaient paru sur Antioche et Jérusalem en même temps, tandis qu'on fouillait dans les fondations du Temple, et que ces croix s'imprégnaient sur les habits et sur les livres, sans que rien pût les effacer; on a dit que je n'avais pas osé poursuivre cette grande entreprise de relever votre Temple dont il ne doit pas rester pierre sur pierre, selon les Galiléens. Mais outre qu'il n'en reste déjà plus pierre sur pierre depuis Titus et Vespasien, ce qui rendait un miracle bien inutile, je ne pensais qu'à réunir votre malheureuse et patiente nation, par esprit de justice. Mais de vous-même sont venus les obstacles: les Samaritains et les Cutéens m'ont vite écrit que les Juifs cesseraient de payer les tributs et tenteraient de se soustraire à l'Empire Romain. Ils ont fait quelques émeutes dans la vallée de Bet-Rimon, et le gouverneur Alypius les avait provoquées en exigeant que le Temple fût construit sur un autre plan que celui de Salomon. Une légère secousse de tremblement de terre, la même qui fut ressentie à Nicée, à Nicomédie et à Constantinople, a augmenté le trouble de vos Hébreux et donné lieu aux fables folles des Galiléens; j'ai voulu leur donner le temps de s'apaiser, et j'ai remis à l'année prochaine cette construction à laquelle je présiderai moi-même, si Adrastée permet que je revienne de Perse. Voilà le vrai de cette histoire. Mais le faux a prévalu comme toujours. Cependant les esprits vigoureux viennent à moi. Jamblique, Maxime, Euclide, Priscus, Elpidius, Amerius sont venus à Constantinople et se sont pressés autour de moi. Mais vous, mes frères les plus chers, et vous, notre Père, vous m'avez oublié."

Ici Libanius se découvrit et le regarda avec attendrissement, le laissant parler sans l'interrompre.

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