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"Tout chargé que je suis des plus honteuses chaînes, ce prince des immortels, Jupiter, sera contraint de recourir à moi pour connaître le nouvel ennemi qui doit lui enlever son sceptre et ses honneurs."

"Sais-tu, me dit Julien, quel est celui-là qu'a prédit Eschyle par la bouche de Prométhée?

– Non, Julien, je ne le sais pas, lui dis-je, craignant d'offenser les Dieux.

– Eh bien! me dit-il, petit enfant, ne vois-tu pas que c'est Jésus-Christ!»

Et possédé de cette idée, il se leva brusquement et sortit seul.

"Oui, je me souviens de ce jour-là, dit Basile en pâlissant. Il sortit ainsi brusquement, mais je ne savais pas qu'il t'eût dit cela. Ce fut une étrange pensée."

Et Basile tomba dans une rêverie si profonde que, tordant une coupe d'argent dans ses doigts, il n'écouta plus.

"Je ne sais, continua Jean, si Paul de Larisse dont Basile a parlé se trouvait alors à la suite de Julien, mais je ne le vis pas. Ce fut peu de jours après que l'Empereur fit venir Julien à la cour au milieu des assassins de toute sa famille, le nomma César, en l'entourant d'espions, et l'envoya dans les Gaules où il croyait l'exiler.

Mais s'il partit César, il est revenu bientôt Auguste, s'écria Jean s'animant. Il a chassé les Alamans des Gaules, ce philosophe aux yeux baissés. Il prend ses repas debout avec les soldats, dort peu, s'éveille quand il veut, et couche sur un tapis jeté par terre; il marche avec un livre de Platon sous son bras, le rhéteur; il écrit en marchant, et gagne des batailles entre deux Poèmes qu'il compose. Il est Empereur du monde avec humilité; il a corrigé, éclairci les anciennes lois de sa main, et il en a fait faire de nouvelles. Il a réalisé la pensée de Marc-Aurèle, le règne des philosophes. Il n'a pas persécuté et, en deux ans de règne, il a plus qu'à moitié détruit le Christianisme; mais dites-moi, Libanius, dites-moi, si c'était une foi sincère que la sienne, pourquoi il l'a rejetée comme un masque. Si c'était un masque, comment l'a-t-il porté en comédien de façon à tromper jusqu'à ses amis les plus chers par un faux enthousiasme? Et est-il vraiment digne encore de nous si, pour arriver à l'Empire, il s'est ainsi appliqué à simuler la dévotion des martyrs chrétiens qui se sont fait lapider, et s'il a employé la prodigieuse souplesse de son esprit à feindre même leur exaltation ascétique et leur habitude de rechercher partout les Prophéties, comme faisait sincèrement Grégoire de Nazianze, que nous ne cessions d'en plaisanter?

– C'est ce que nous voulions te demander", dit Basile plus gravement.

Libanius, avant de répondre, sourit, en jetant devant lui, et sans regarder aucun de nous, un regard d'une extrême finesse qu'animait un feu jeune et vif avec une pénétration exquise; il me paraît avoir ainsi tout à coup une vue claire de toute une chaîne d'idées; puis il la connaît, la sait et la dit. Tandis qu'on brûlait devant lui une cassolette dont il ramenait l'encens sur sa barbe avec l'une de ses mains, il se tourna vers Jean Chrysostome et lui répondit:

"Ne crois pas, mon cher Jean, que Julien ait trompé personne; ne crois pas que ce soit sans effort qu'une âme comme la sienne puisse rompre ce noeud dont les religions entourent et pressent notre enfance. Les prestiges merveilleux des cultes, qui sont excellents pour soulever de terre les âmes vulgaires, ont cela de fatal aux plus grandes âmes qu'elles les emportent trop haut. A l'âge où les rêves et les désirs s'échappent de nos esprits avec tous les amours et s'élèvent au ciel aussi naturellement que le parfum des plantes, on prend en passion telle merveille, enseignée au berceau, on la craint et on l'adore; et selon la force de son imagination, on ne cesse de doubler sa grandeur et ses beautés et de l'entourer des magiques peintures de son délire, jusqu'au moment où le rayon de la vraie lumière écarte les vapeurs éblouissantes et trompeuses. Julien a cru tout voir et n'a vu qu'à demi parce qu'il est trop dominé par sa mystique exaltation. Tu l'as rencontré bien désespéré à Nicomédie, Basile: eh bien! les combats intérieurs qu'il livrait à sa croyance n'étaient pas encore achevés lorsque Jean le vit à Athènes dix ans après. Son amour du Christ luttait encore dans son coeur, et partout il le retrouvait, jusque dans les cris de Prométhée. Il est difficile de dire à quel point il lui est naturel de s'élever et de vivre dans les régions divines: n'as-tu pas remarqué, Basile, que ce n'est qu'avec effort qu'il en descend, tandis que chez le commun des hommes et même les plus habiles philosophes l'effort est de se détacher d'en bas pour monter? Les rares sentiments d'amour et d'amitié que nous avons connus de lui me semblent avoir été touchés en passant par son âme dans un de ses élans, et emportés sur son char dans ses voyages parmi les sphères et dans les régions supérieures. Si jamais une pensée eut des ailes, c'est assurément la sienne. Aussi tout lui est-il facile dans les choses de la terre. Il pourrait presque contempler face à face et sans cesse l'Essence, l'Essence véritable, autour de laquelle est la vraie science; il y cherche sans cesse la sagesse, la justice et l'amour. C'est au moment où il était le plus enivré que les divisions des Galiléens l'on troublé. Et, par malheur, une imparfaite lueur de nos idées transmise par Paul de Larisse l'a saisi trop vivement, et il a rejeté sitôt qu'il l'a pu faire les langes chrétiens qui l'enveloppaient, le jour où il apprit qu'Arius triomphait et que le Dieu Jésus n'était qu'un homme sage aux yeux des chrétiens. Dès qu'il n'a plus vu clairement dans Jésus de Nazareth la Divinité pure et le Verbe qu'il adorait, il n'a plus rien voulu de ce culte. Mais il a mal fait.

– Dieux tout-puissants! que dis-tu là?» dit Jean se levant tout à coup avec une mortelle pâleur sur le front.

Basile de Césarée ne put s'empêcher de se jeter en arrière, et moi-même, en entendant ces paroles du plus grand Philosophe païen et du plus habile défenseur des anciens Dieux, je ne pus retenir quelques marques de surprise, malgré ma gêne secrète et mon respect.

Les deux jeunes avocats Jean et Basile se regardaient comme s'ils avaient vu s'ébranler la plus forte pierre d'une voûte, d'un dernier abri dans l'écroulement d'une ville. Une stupeur profonde glaçait leurs esprits et leurs visages; ils se levaient et s'asseyaient tour à tour, ils s'interrogeaient des yeux et se prenaient les bras avec inquiétude comme pour s'abriter l'un contre l'autre.

Libanius sourit et touchant la tête de Jean:

"Recouche-toi, dit-il, et ne permets jamais, mon enfant, à tes lèvres d'or si justement vantées, de s'ouvrir avant que ton âme leur ait donné ses ordres et qu'elle y ait quelque peu réfléchi."

Jean Chrysostome rougit, laissa reprendre son front entre les deux vieilles mains du maître qui l'embrassa, et il s'étendit, sans rien dire, à ses pieds sur un tapis.

La nuit était en ce moment si muette que nous pouvions distinguer le bruit léger des sources de Daphné. Toutes les étoiles éclairaient le ciel par de si larges feux qu'il nous semblait que nous étions placés au milieu d'elles. Je voyais à travers les colonnes du portique les lauriers du bois sacré s'entrelacer en berceaux et se balancer ainsi que les cyprès, les cèdres et les arbres indiens, sous le vent frais qui venait de la mer voisine. Les parfums de l'aloès, du sandal et du lys des eaux pénétraient nos cheveux, nos épaules et nos bras de leurs fraîches odeurs, et nous les sentions apportées par les gouttes invisibles de la rosée nocturne. Comme nous écoutions Libanius avec une attention nouvelle, nous entendîmes distinctement sur la terre un bruit sourd pareil au galop de plusieurs chevaux. Sur un signe de la main, les esclaves se hâtèrent de courir à la haute porte du péristyle où nous étions, mais au moment même où ils en soulevaient les longues tapisseries, deux jeunes gens parurent à l'entrée se tenant par la main. Ils étaient enveloppés de manteaux blancs qui tombaient devant eux et cachaient leurs pieds. L'un d'eux, qui se tint devant l'autre, portait une petite barbe bouclée, légère et terminée en pointe. Sa tête était penchée, son regard cherchait les yeux des trois amis et allait de l'un à l'autre avec vitesse, et ses paupières semblaient chargées de larmes qu'il voulait contenir. Libanius, secouant sa tête avec une agitation qui faisait frémir ses longs cheveux blancs sur ses épaules, se retourna sur son siège avec la lenteur des vieillards, en mettant sa main amaigrie et chargée de grosses veines bleues entre ses yeux et les lampes; le considéra sans rien dire comme un voyageur regarde un objet lointain et inconnu éclairé par un soleil trop ardent. Basile et Jean Chrysostome se parlaient bas avec incertitude, lorsque l'étranger s'approcha de quelques pas, s'arrêta encore, prit un des pans de son manteau pour essuyer une larme qui coulait malgré lui et dit d'une voix douce et attendrie:

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