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– L'esprit des hommes de notre temps, lui disais-je, est trop subtil et trop pénétrant pour qu'une fable y soit adoptée sans contestation. Les Nazaréens ont déjà autant de sectes qu'il y a eu de sophistes pour examiner et prêcher leur culte. Et à peine Jean l'évangéliste a dit: Jésus est Dieu, qu'Arius dit: Jésus est homme. Et la majorité immense des Nazaréens dit comme Arius: il est homme. Et cependant ils persécutent et massacrent nos frères pour avoir dit cela, et ils renversent les temples des Dieux, et ils ne veulent plus de Dieu sur la terre, et tout va périr de ce qui est beau parmi les hommes."

"Alors Paul de Larisse s'arrachait les cheveux et se livrait à des colères impuissantes; car nous pensions en ce temps-là que tout serait sauvé si un des maîtres futurs du monde recevait une seule de vos pensées, Libanius, et, regardant cet ancien Empire s'écrouler, nous étions comme les habitants d'une grande ville inondée qui se réfugient sur une montagne voisine et regardent l'eau, en apparence peu redoutable, s'élever par degrés et emporter lentement et par débris épars, tantôt un pont utile, tantôt une statue héroïque, ici un aqueduc, là un théâtre, bientôt le toit d'une maison et peu après celui d'un temple. Tous les jours nous étions témoins d'une destruction nouvelle dans cette province plus frappée que les autres des deux plaies qui nous rongent. Quelquefois nous étions éveillés par de grands cris et nous entendions un bruit d'armes qui nous avertissait que l'on courait aux remparts de la ville. Montés sur les terrasses, nous apercevions à l'horizon des nuages immenses de poussière blanche. C'étaient des troupeaux de Huns qui s'avançaient dans les plaines avec des hurlements de loups; hommes et chevaux, tout était noir et sombre dans ces masses épaisses, ardentes et folles qui couraient toujours comme sans savoir où elles allaient, et toutes pareilles aux troupes d'éléphants sauvages. Les Barbares s'écoulaient par dix mille à la fois, écrasant comme un ouragan les récoltes, les maisons isolées, les villages épars. Ils venaient jusque sous les tours des grandes villes et, passant par-dessus l'autre horizon, s'enfuyaient on ne sait où, pour ne plus reparaître de longtemps. Ce qu'il y avait de plus fatal à nos yeux, c'est que le Peuple de Nicomédie, comme celui d'Antioche que nous voyons à présent, s'était lâchement habitué à ces passages de la mort, et que son indolence s'était accrue des raisonnements de ses prêtres sur la résignation. Les femmes et les hommes avaient une conduite pareille. Tout s'enfermait et barricadait les grandes portes des remparts et des maisons. Les paysans accouraient tantôt avant tantôt après, tant mieux pour les plus agiles, les autres étaient livrés à la lance des Huns et aux pieds des chevaux. Les soldats des remparts ne savaient rien faire pour leur défense que lancer des flèches et des pierres maladroites; et l'orage passé, les portes se rouvraient aux curieux qui allaient regarder de près, mais avec prudence, les toits brûlés, les maisons rasées, les cadavres mutilés et les moissons broyées, puis les spectacles et les fêtes recommençaient, dans cette pauvre population élégante, flagellée par la Barbarie et énervée par le Christianisme.

Cependant Paul de Larisse ne pouvait se détacher du Château de Macella, cette prison des religieux enfants, et une nuit, après avoir considéré attentivement des esclaves que l'on amenait deux à deux pour les vendre au marché de Nicomédie, il me quitta pour quelques heures, disait-il. Je l'attendis vainement pendant plusieurs jours et, caché dans la ville où j'étais étranger, je n'osais m'informer de lui ouvertement, et je le cherchais sans espoir de succès, lorsque je me vis aborder un soir par un marchand éthiopien qui me donna une lettre, passa et disparut avec crainte, sans me regarder ni me dire un seul mot. La lettre était de Paul de Larisse. Il s'était donné pour esclave en laissant au marchand tout ce qu'il possédait d'argent pour qu'il gardât son secret et pour être vendu parmi les esclaves qui étaient destinés à servir Julien. Il avait été acheté des premiers, et avec son laconisme accoutumé me chargeait de revenir vous dire, Libanius, par quel sacrifice il avait voulu vous obéir et que la suite ferait voir s'il y avait réussi. Je ne l'ai pas revu depuis ce jour, ajouta Basile de Césarée, mais ce que Julien a fait de bien jusqu'ici, l'Empire le doit peut-être à ce dévouement de votre disciple le plus cher. Cependant il est cruel pour nous et pour tous qu'il ne soit pas revenu chercher les entretiens de Daphné."

Affliction de Libanius

Le vieux Libanius ne répondait pas et sa tristesse s'accroissait d'instant en instant. Il y avait déjà longtemps que Basile ne parlait plus lorsque le vieux maître leva ses yeux appesantis et sombres où je crus voir rouler une larme, et dit à Jean qui était assis près de lui et qui avait écouté Basile avec une attention passionnée:

"Et toi, depuis ce temps dont a parlé Basile, n'est-ce pas à Athènes que tu l'as vu? N'était-il pas alors accompagné de Paul de Larisse? Cherche bien à te souvenir de ce qu'il t'a dit. N'étais-tu pas son ami?

– Non, dit Jean Chrysostome, en se soulevant sur le coude et repoussant, loin de lui, le cotyle à demi rempli. Grégoire de Nazianze y étudiait avec Julien et Basile, je crois aussi; mais moi qui avais alors onze ans, je ne fis que le voir avec un étonnement qui me reste encore… Il était simple et bon, il avait, me disait-on, vingt-quatre ans. Il était triste et moqueur autant que je l'osai juger. Souvent, assis avec vous, Basile, il me prit sur ses genoux et je l'entendis parler beaucoup sur la nature de Dieu avec Grégoire de Nazianze et vous, et tous ses discours étaient si nouveaux et si rapides que je ne pouvais les comprendre assez vite pour les retenir. Je me souviens seulement qu'il regretta que nous ne fussions pas chrétiens.

– En effet, reprit Basile en souriant; Grégoire et lui parlaient beaucoup et s'entendaient fort bien, étant tous deux Nazaréens, et moi je m'amusais à les embarrasser par des questions difficiles. Alors Julien avec sa finesse d'esprit feignait d'abandonner Grégoire pour passer de mon côté, et Grégoire l'embrassait en l'appelant déserteur et en riant.

– Et il le tirait par les longues boucles de ses cheveux blonds, reprit Jean Chrysostome. Je vois encore Julien, ses yeux bleus si doux et si pénétrants, son teint pâle, son col penché du côté gauche, ses épaules un peu élevées, sa démarche capricieuse comme son langage, tantôt indolente et tantôt vive et emportée. Ses pensées étaient si rapides que sa parole ne les pouvait quelquefois atteindre. D'autres fois il se taisait pendant plusieurs jours et il paraissait dépérir, usé par l'idée qui l'occupait. Grégoire s'en attristait quelquefois et me demandait ce que j'en pensais. – Voilà tout ce que je me rappelle, et encore est-ce entouré d'un tel nuage qu'il ne s'en échappe que quelques traits épars. Ainsi je fus quelquefois frappé de voir le peuple d'Athènes suivre Julien dans les rues, et lui, baissant la tête et rougissant, se retirer dans la plus prochaine maison. Il me paraissait timide, comme Basile vous l'a dit, car il ne commençait jamais à parler sans rougir beaucoup.

– Et cela ajoutait à la sincérité de ses paroles un témoignage presque irrésistible, interrompit Basile de Césarée; je l'ai souvent éprouvé.

– Un matin, reprit Jean Chrysostome, comme nous étions au théâtre tous les quatre, je remarquai que Julien était plus triste que de coutume. Grégoire lui avait parlé la veille de Gallus, son frère, que l'Empereur avait fait décapiter en Dalmatie, et il avait les yeux rouges et humides de pleurs. Cependant, comme on jouait le Prométhée d'Eschyle, il écoutait avec attention, moi j'écoutais avec une terreur profonde, et j'oubliais vous et Julien. Mais tout d'un coup il me prit dans ses bras et me plaça debout entre ses genoux.

"Ecoute ceci", me dit-il. C'était le moment où Prométhée s'écrie:

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