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Julien est timide et sauvage de caractère. C'était la première fois qu'il venait entendre d'autres enseignements que ceux qu'il avait reçus à Macella des rhéteurs chrétiens, maîtres imposés par l'eunuque Mardonius, ce misérable intrigant que vous connaissez. Julien se penchait sur sa tribune, pressant son frère du geste et des yeux de redoubler d'attention au discours de l'Evêque de Nicomédie dont il reçut de loin la bénédiction en se prosternant, le front sur ses mains jointes.

Cet évêque est un apostat très savant nommé Aétius. Autrefois esclave, puis chaudronnier ambulant, orfèvre, médecin, maître d'école; depuis, Prêtre d'Apollon Musagète, et enfin théologien nazaréen, il avait apostasié comme Constantin, et fut nommé Evêque par le dernier Empereur.

Depuis le commencement des prières, et pendant la lecture de Julien, il était uniquement occupé de quelques disputes qu'il suivait, à demi-voix, avec les sophistes chrétiens des sectes différentes de la sienne. L'ardeur des controverses l'animait d'une façon extraordinaire. Il raturait sur ses genoux des manuscrits qui lui étaient présentés et répondait en marge, avec son stylet. Sa figure ne m'était pas entièrement inconnue. Il était grand, maigre et fort laid. Son visage bilieux et ridé avait quelque chose de la fouine et du loup, et semblait recouvert d'un parchemin sec et usé. Il n'avait de vie que dans ses petits yeux ardents où la ruse et la défiance perçaient par d'obliques regards. Un rire prompt et ironique agrandissait quelquefois démesurément sa bouche, puis il reprenait l'air et l'attitude de la méditation et se préparait à prendre la parole dans un discours bref qu'il commença tout à coup d'une voix enrouée, en roulant et remuant des feuilles de papyrus dans ses doigts.

Voici, dit-il, en montrant ces lettres, une épître de l'Evêque Athanase d'Alexandrie qui déclare que son esprit se fatigue à méditer sur la divinité du Verbe, qu'il sent ses efforts repoussés par une résistance invincible, et que plus il réfléchit, moins il comprend. Preuve nouvelle que la sagesse et la vérité sont dans la doctrine d'Arius. Alexandrie même va le reconnaître, et ce que pense le divin Auguste Constance qui règne sur l'Empire va être aussi la pensée du monde, comme elle est la nôtre dans cette Eglise." Je remarquai une grande pâleur sur la figure de Julien, que nous ne perdions pas de vue. En cet endroit et dès son début, l'Evêque Aétius s'arrêta tout à coup, ayant besoin de reprendre des forces pour ce qu'il allait dire et reculant comme un sauteur habile devant le plus large fossé qui lui reste à franchir. Avec une volubilité de langage digne des parleurs des rues d'Athènes, il reprit en un moment et résuma toutes ses anciennes disputes les plus glorieuses, avec autant d'orgueil qu'en met un conquérant à nommer ses champs de bataille.

"Honorons à jamais le nom d'Arius, dit-il d'abord, car lorsqu'il n'avait pour disciples que deux évêques d'Egypte, sept prêtres, douze diacres et sept cents jeunes vierges, il était aussi courageux que lorsque l'Empereur le vint recevoir à pied et le déclara maître de la foi chrétienne bien comprise. Le concile de Nicée n'a rien changé à notre doctrine. L'Empereur et l'Impératrice Eusébie la Grande sont Ariens ainsi que nous. Quoique nos grands chemins soient couverts de troupes d'Evêques qui parcourent les provinces pour se rendre aux synodes, qu'ils épuisent les chevaux de poste et se fatiguent inutilement, ils sont un objet de moqueries universelles, et c'est tout leur succès. Dans toute conférence ils ont été vaincus. Enfin, l'Homoousion est détruit!»

"Un murmure d'approbation sorti de tous les coins de l'assemblée nous surprit beaucoup. Car cette multitude exercée aux controverses chrétiennes entendait dès l'abord ce qui nous était impossible à comprendre.

"L'Homoousion?» me dit à demi-voix Paul de Larisse étonné.»L'Homoousion, l'Homoousion!» répétait à demi-voix toute l'Eglise avec une satisfaction triomphante.

Aétius poursuivit rapidement:

Où sont les Sabelliens, comme Athanase, avec leur substance unique? Les Trithéistes avec leurs trois esprits, et les Docètes qui nient la nature humaine du Fils et ne font de lui qu'un fantôme? Les Gnostiques ont en vain produit cinquante sectes, les Basilidiens, les Valentiniens et les Marcionites sont vaincus aussi bien qu'eux. Arius, Arius a forcé la Théologie entière à tourner dans un cercle fatal où sa raison l'a enfermée. Les Sabelliens finissent où commencent les Ebionites, et puisqu'ils reconnaissent que l'incarnation du Verbe n'est qu'une simple inspiration de la sagesse divine, c'est avouer, comme Arius l'a déclaré, que le Fils ne fut qu'une image visible de la perfection invisible, et que, doué de toutes les perfections inhérentes que la philosophie suppose à la Divinité, il n'a brillé cependant que d'une lumière réfléchie. Tous le reconnaissent aujourd'hui pour le plus divin des sages et la plus parfaite des créatures. Il est donc vrai (et nos ennemis le crient jusque dans les déserts) que l'univers s'étonne aujourd'hui de se trouver Arien."

"Un grand cri se fit entendre après ces dernières paroles, et avant que personne le pût voir et l'arrêter, le jeune Julien jeta du haut de sa tribune le livre des Testaments qu'il tenait ouvert devant lui, et s'écria en pleurant et se tordant les bras:

"Où est mon Dieu? où est mon Dieu? qu'avez-vous fait du Dieu?»

"Son frère et son gouverneur, ses esclaves et leurs amis se pressèrent autour de lui, mais rien n'arrêtait ses marques extraordinaires de désespoir: l'assemblée se troubla, et les gardes sévères dont l'Empereur avait fait entourer les neveux de Constantin se hâtèrent de se placer entre eux et la foule. Nous suivîmes Julien des yeux aussi longtemps qu'il nous fut possible, et nous étions sur les degrés du temple lorsqu'il passa. La vue des soldats qui l'entouraient et celle de l'eunuque Mardonius l'avaient fait taire tout à coup. Il marchait les bras croisés en jetant sur eux des regards terribles. Gallus le suivait la tête baissée avec un regard indifférent et presque stupide. En passant, il se pressa contre Julien et lui prit le bras d'un air suppliant. Nous nous souvînmes du massacre de leurs autres frères, et nous hâtant de nous retirer de peur de les perdre, par un intérêt trop marqué, aux yeux des affidés de Constance, nous marchions en silence, voulant nous cacher dans un faubourg de Nicomédie pour y attendre une occasion meilleure d'aborder Julien. On ne nous reconnut point pour étrangers, et nous étions si occupés de ce que nous venions d'entendre, que longtemps après nous être enfermés seuls dans notre retraite, nous ne cessions d'y réfléchir sans parler.

A dater de ce jour, la surveillance des eunuques auprès de Julien et de Gallus devint si sévère que la moindre sortie du Château de Macella leur fut interdite. On fit courir dans la ville de Nicomédie le bruit que l'un des princes était mort, et on laissait entendre que c'était le jeune moine. Les Eunuques chrétiens affectaient de gémir sur l'égarement de sa raison. Nous ne doutâmes pas que l'on ne voulût, par ces propos, préparer tous les esprits à quelque funeste nouvelle, et nous ne cessions de nous informer inutilement par les rues de ce qui se passait dans la sombre forteresse. Paul de Larisse était plongé dans une amère tristesse. Je ne pouvais le décider à quitter Macella, et jour et nuit il rôdait autour des vieilles murailles comme un malfaiteur. Rien ne pouvait calmer le chagrin que lui avait causé cet emportement désespéré du jeune religieux. Nous pensions que le dernier espoir était perdu pour nous, et que cette publique imprudence allait servir de motif à la disparition du seul rejeton impérial en qui les pensées philosophiques pussent avoir accès.

Vois, me disait Paul de Larisse, une nuit que nous marchions sous les murs de Macella, vois cette religion chrétienne qui n'est pas contente de dévorer l'Empire et de le livrer aux Barbares, mais qui se dévore elle-même par ses schismes.

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