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"J'ai, dit-il, un conseil à te donner qui valait la peine de revenir me voir à Daphné."

Basile se pencha sur son lit et s'appuyant sur ses deux coudes, parla avec un accent ferme et bref: je remarquai qu'il s'exprimait selon la mode d'Antioche adoptée des Païens même, qui est de parler à une seule personne comme à plusieurs, ce que les Chrétiens ont mis en usage par mémoire de la trinité de Dieu qu'ils enseignent.

"Il était temps, il était temps de vous ramener Jean. Il était perdu si nous l'eussions laissé à lui-même un mois de plus. Il était atteint de ce noir esprit qui précipite tant de nos pareils dans la solitude et qui les envoie dans les déserts, brûler, user leur âme par des méditations inutiles, dessécher leur crâne sous le soleil, et y laisser leurs squelettes au sable et au vent. Notre pauvre Jean, le plus jeune d'entre nous, était le plus vieux hier quand je l'ai retrouvé enfin et pris par la main pour vous l'amener. J'espère que le Dieu éternel fera qu'il soit sauvé ainsi, puisque vous m'avez envoyé à lui comme vous avez envoyé autrefois Paul de Larisse à Julien notre ami.

– Bien à plaindre à présent, dit Libanius en soupirant et en laissant tomber sur la table la coupe qu'il tenait en main. Il n'a plus de communication avec nous, avec Daphné la demeure sacrée.

– Ecrivez-lui, et peut-être vous le remettrez dans la route s'il s'est écarté, mon père, reprit Basile.

– Hélas! cela n'est plus possible", dit Libanius.

Jean écoutait attentivement et ses yeux se remplirent de larmes; une sorte de tremblement le saisit et il dit avec une grande douleur:

"Que nous servent donc les enseignements que nous recevons, et comment oserai-je en donner jamais à mon tour s'ils sont impuissants contre les tourments intérieurs qui accablent les hommes de nos jours? Julien, ton disciple comme moi, voulait-il aussi s'enfuir dans le désert comme je l'ai fait? voulait-il s'y laisser mourir? qu'as-tu fait, mon Père, pour le sauver? Quelles paroles as-tu prononcées? par quel sentiment ou par quelle pensée est-il retombé? Quel supplice secret le tourmente comme moi? a-t-il perdu tous ses Dieux?

Pour moi (et là il s'assit sur le lit de repos, jetant à terre le coussin un peu usé sur lequel il reposait son coude), pour moi, je me laisse conduire ici par Basile, mais sans espoir, car il me semble que nous sommes tous perdus."

Libanius sourit en baissant les yeux et passa le bord de ses lèvres sur sa coupe, puis la faisant circuler par Basile et moi d'abord:

"A Vénus-Uranie!» dit-il. Et il prit une couronne de violettes et de lierre qu'il mit sur la tête de Chrysostome.»A Vénus-Uranie, reprit-il, levant alors sur nous un regard bon et paisible; Vénus-Uranie qui est la Sagesse éternelle, la Vénus céleste, la fille du ciel que le ciel engendra seul, qui n'a jamais eu de mère, Celle que les premiers des hommes, les Princes par l'esprit, adorent dans tout l'univers ancien et l'univers qui commence, Celle qu'invoquent les âmes viriles de toutes les croyances et qu'avant toute prière aux Dieux inférieurs, viennent encenser les Helléniens et les Chrétiens de Rome et d'Alexandrie, d'Athènes et de Carthage; à la Vénus-Uranie, à la Beauté impérissable et céleste!»

Basile prit la coupe avec ardeur, moi avec une crainte secrète, mais sans amertume, et avec l'émotion d'un homme qui s'approcherait de l'arche sainte. Jean la reçut comme un enfant docile reçoit une jatte de lait apportée par sa nourrice, et rougit légèrement en y buvant, ne perdant pas de vue le visage de son maître.

Je connaissais trop bien Libanius pour regarder cette invocation comme sérieuse, et souvent je l'avais entendu plaisanter sur les Dieux, fils des Poètes ainsi qu'il les nommait, et je savais qu'il n'avait aucune foi dans les divinités grecques. Je crus donc ne pas lui déplaire en laissant apercevoir un sourire d'incrédulité. Mais Basile de Césarée me regarda très gravement et me dit à demi-voix:

"Jeune homme, jeune homme, ne soyez pas incrédule et ne souriez pas. Mais songez que tout ce qui peut se penser a été pensé ici."

Libanius l'avait entendu et me tendit la main avec amitié, mais sans beaucoup penser à moi, et cela me fit un peu de honte; je sentis qu'il ne me regardait pas comme digne d'être combattu, même en passant, du moindre coup de flèche, ni secouru, et couvert seulement du pan de son manteau, et que je ne pouvais être encore pour un tel homme ni un adversaire assez grand pour être mesuré, ni un assez noble infortuné pour être secouru. Il avança la tête vers Jean, uniquement occupé de lui.

"As-tu vu quelquefois, mon enfant, lui dit-il, un homme enivré du vin de Chypre s'écrier que la terre tourne, parce que l'intérieur de sa faible tête tourne sur lui-même comme la roue d'un moulin? Eh bien! mon ami, tu ressembles beaucoup à cet homme. Tu ne vois plus assez clair au milieu des paradoxes que l'on te fait et de ceux que tu enfantes pour marcher droit, et tu en conclus que le monde chancelle, que les Peuples tremblent et que les villes tournent autour de toi.

J'en ai honte, dit Jean, en pâlissant de plus en plus, j'en ai honte, mais cela est vrai. Je ne puis plus soutenir la vue des grandes villes et je ne les comprends plus. Moi, avocat, moi chargé de défendre ceux que l'on dépouille, comment puis-je le faire, quand le juste et l'injuste sont confondus? Le droit vacille et change à tout instant, et ses formes sont tous les matins nouvelles, comme les formes de l'horizon dans nos sables, lorsque le vent d'Afrique vient mettre les montagnes à la place des vallées. J'ai senti la raison crouler sous mon pied, comme une maison ruinée; alors j'ai brûlé mes livres, j'ai brûlé mes écrits; j'ai fermé ma porte à mes clients, je me suis enfui pour être oublié des hommes.

– Mon ami, notre pauvre Julien disait comme toi il y a seulement treize ans, et tu vas voir, en quelques paroles, comment il eût mieux valu qu'il demeurât dans cet abattement que de n'en être tiré qu'à moitié. Ah! mon enfant! ah! mes enfants! que n'ai-je été là moi-même! Combien je l'aime! mais combien je le plains! Heureuse retraite que celle qui m'empêchera de le revoir! Que lui dirais-je, s'il était là? Saurais-je mentir pour le calmer, et peut-on mentir lorsqu'il s'agit de choses divines et lorsque l'on tient, comme nous le faisons, ses yeux toujours élevés vers ce monde invisible où tout est expliqué? Et d'un autre côté comment désoler cet enfant qui maintenant est heureux de ce qu'il a fait, se réjouit de voir à ses pieds le monde vulgaire et croit sincèrement avoir changé ses Dieux en changeant les Statues? Ah! ce n'est pas pour rien que j'ai cessé de lui écrire et de lui faire savoir nos entretiens. J'ai vu en avant… j'ai vu, et il n'est plus temps qu'il voie comme moi… Qu'il aille, qu'il aille toujours et tant qu'il pourra avec ses armées. Je ne le reverrai pas. Voyez Paul de Larisse, il ne m'a pas écrit, il ne m'est pas venu. C'est qu'il est inquiet et se doute bien de quelque chose que j'aurai à dire. Ah! je ne voudrais pas le voir: plutôt être lapidé ou boire la ciguë!»

Les suppliants

En ce moment-là, un esclave éthiopien souleva la portière et dit qu'il y avait deux familles de suppliants qui venaient de s'asseoir au foyer après avoir touché le coin de l'autel, dans le péristyle. Nous nous retournâmes et, de notre table, nous pûmes apercevoir en effet huit ou dix étrangers à qui les esclaves lavaient les pieds. Le maître ordonna qu'on leur servît tout ce qu'ils demanderaient, qu'ils fussent conduits aux logements des hôtes, et ajouta qu'au lever du jour il irait les visiter. Un des esclaves enfants chargé de ce message revint apporter un papyrus attaché d'un ruban doré. Libanius ouvrit le sceau et nous dit, après avoir parcouru des yeux les caractères romains:

"Voici encore une de ces actions qui jettent le trouble dans l'âme des plus justes et pour lesquelles ils ne sauraient quel avis donner. Sur quel droit s'appuyer pour blâmer ou approuver? Notre temps n'est vraiment semblable à aucun temps, si l'on ne sait pas regarder plus haut que les événements.

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