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Comme je voulais arriver avant la chute du jour, je ne m'arrêtai pas plus longtemps pour demander ce que c'était qu'un Valentinien, et je m'enfonçai de plus en plus dans le bois sacré, pressé d'entendre le seul homme qui pût me faire comprendre toutes ces choses qui me troublaient un peu malgré moi et que je n'apercevais qu'imparfaitement encore… Je pris bientôt une petite route bordée de tombeaux helléniens. Autour des cyprès étaient pressés les grands arbres et les belles plantes des Indes: je reconnus le majestueux amra dont les fleurs sont plus rares et plus belles que celles du lys des eaux; le mallika et le madhavi serpentaient à ses pieds; le sandal parfumait l'air, et j'y retrouvai même le dur sami et l'ingudi dont je vous ai envoyé le bois précieux et les huiles si rares. Je rencontrais partout des sources d'une limpidité si merveilleuse que je pouvais voir clairement, sur leur sable doré, à une grande profondeur, les insectes bleus qui se jouent dans les rayons toujours étincelants et pareils à ceux de l'arc-en-ciel. Les prêtres helléniens enseignent que leur Déesse Iris ayant prêté sa ceinture à la belle Daphné, celle-ci la laissa tomber pour toujours dans la source divine, lorsqu'elle s'y vint plonger pour fuir le Dieu qui l'aimait. A chaque pas les arbres étaient marqués de signes sacrés, et comme les lauriers devenaient plus nombreux, je devinai que j'approchais du temple de Daphné; mais je n'en vis pas même les colonnes, parce que l'entrée en est sévèrement interdite dans la crainte continuelle où l'on est des attaques des chrétiens.

Je m'étais arrêté pour chercher la voie de l'occident qui devait me conduire à la maison de notre vieil ami, lorsque j'aperçus une troupe légère d'antilopes et de biches blanches qui passait dans le bois et volait comme chassée par le vent frais de la mer. Je les vis s'arrêter à peu de distance, et deux beaux enfants vêtus de robes de lin vinrent au-devant d'elles et les firent manger dans leurs mains. Mon approche ne mit en fuite ni les antilopes ni les enfants. Ceux-ci me saluèrent gravement en croisant leurs bras sur la poitrine et marchèrent devant moi en se tenant la main, pour me conduire à la demeure de Libanius, tandis que les biches et les gazelles rentraient à pas lents dans les bois en nous regardant la tête haute. Tout était paisible dans ces silencieuses demeures et, comme notre Tabernacle, elles me semblaient à l'abri des hommes autant que si les chérubins les avaient gardées sous leurs ailes.

Les deux petits esclaves me conduisirent droit à la maison de Libanius. Je distinguai bientôt ce petit bâtiment carré, que vous connaissez, isolé des vingt ou trente maisons qui entourent de loin le temple de Daphné. Les enfants saluèrent en passant le petit autel de Mercure posé à l'entrée du péristyle et me firent asseoir dans une chambre assez grande qui servait de bibliothèque au savant solitaire. Ils me laissèrent seul pour aller l'avertir de mon arrivée et le chercher dans les bois.

Le soleil se couchait. Les ombres s'étendaient, et le silence était profond. Je me plaçai sur les tapis, dans un angle obscur de la chambre où j'étais et d'où l'on apercevait les sentiers qui venaient se réunir au pied de la maison, à travers les touffes de cyprès, de lauriers et de palmiers. Le ciel était sombre d'un côté et enflammé de l'autre, vers la mer. Les cyprès s'y découpaient en noir comme les petites pyramides de la Nécropolis de Thèbes. Tout me rappelait la ville des morts. En ce moment, je vis passer à grands pas, dans une allée, deux hommes vêtus de robes brunes pareilles l'une à l'autre. Ils vinrent sous la fenêtre où j'étais couché, et l'un d'eux dit à son ami:

"Ceci est véritablement étrange, et je ne puis m'empêcher d'en être effrayé; ces hommes ont-ils vu et entendu, ou ne font-ils que répéter les paroles des autres?

– Ils ont vu et entendu, répondit le second, et leur témoignage ne peut être mis en doute. Ils sont de Jérusalem tous les deux et n'ont point d'intérêt à mentir.

– S'il en est ainsi, que fera notre Julien? Pourquoi Paul de Larisse n'est-il pas revenu à Daphné s'entretenir avec nous pour lui reporter nos paroles? Ah! Jean! nous sommes bien jeunes; mais notre vie ne sera peut-être pas assez longue pour réparer le mal qu'il me semble avoir fait; où donc est Libanius?»

Ils allaient s'éloigner, lorsque la voix de notre vieux maître retentit près de moi. Je me sentis prendre la tête dans ses deux mains qui tremblaient.

"Viens ici, Jean, cria-t-il, te voilà donc revenu du désert, enfin! et Basile te ramène! Venez, vous ne serez pas seuls, car voilà un étranger, qui est aussi un de mes enfants."

Je me levai à demi d'abord et sur mes genoux, pour lui baiser les mains; puis, me tenant debout près de lui, j'appuyai son bras sur mon épaule et le conduisis, en le soutenant, jusqu'à la salle des repas où il voulait recevoir ses deux amis et moi.

Lorsque nous arrivâmes aux flambeaux, je fus frappé du changement de ce visage si connu de moi dans l'enfance; et tandis que ses deux disciples le saluaient avec une vénération profonde, je considérais tristement son front plus courbé et plus chargé de rides, sa taille plus voûtée, sa démarche plus lente et plus pénible, sa voix moins assurée, ses joues sans couleur, ses yeux rouges, à demi fermés, et dont les regards incertains distinguaient avec peine les traits des personnages les plus proches de lui.

Libanius accueillit avec une bonté paternelle les deux jeunes gens qui venaient souper avec lui et qui, à mon aspect, devinrent froids et réservés d'abord, mais restèrent toutefois remplis, dans leurs manières, de cette politesse d'Athènes et de Byzance que nous autres Hébreux saurions mal imiter. Le premier et le plus jeune des deux amis, qui me parut le plus tendrement aimé de Libanius, se nomme Jean. Il prit place sur le lit le plus élevé de la table. Il est d'une famille patricienne d'Antioche, et passe pour le plus éloquent des avocats de cette ville querelleuse et loquace, si bien que ses lèvres dorées l'ont fait surnommer Chrysostome. Il a vingt ans et son teint brun, ses grands yeux noirs pleins de flammes tiennent de l'homme asiatique, mais ses joues creuses et sans barbe, son sourire gracieux annoncent l'élève des écoles savantes et polies. Basile, le plus âgé et qui a, m'a-t-il dit, trente-cinq ans, est né à Césarée où il est avocat ainsi que Jean, sur l'esprit duquel il semble avoir quelque empire. Il est grave et d'une gravité solennelle et imperturbable, surprenante à voir dans un habitant de la moins austère des villes.

Libanius demanda d'abord des fruits de Damas, des brabyles de Rhodes, des coquillages et du vin de Thasos que l'on apporta dans des amphores étrusques jaunes et noires, très simples, et qui nous fut versé dans des coupes semblables et dans des scyphes de bois et d'argent par des esclaves enfants. Nous gardions tous le silence en nous observant mutuellement, comme si nous avions mesuré intérieurement tout ce qui nous séparait, lorsque Libanius, me prenant la main, dit à ses deux convives:»Ce jeune homme est Joseph Jechaïah; il a vingt ans comme Jean, mais il a vu plus que nous trois, mes enfants. Son peuple est voyageur; il en suit l'instinct et il a raison, n'ayant pas encore beaucoup parlé avec nous et ne sachant guère ce qui s'est fait jusqu'ici."

Ces premiers mots me troublèrent un peu, parce qu'il me semblait bien qu'il régnait entre eux tous quelque chose que je ne pouvais comprendre qu'à la longue.

Jean pressa les mains de Libanius dans les siennes:

"Ce jeune Israélite a-t-il vu Julien, dit-il, et arrive-t-il avec lui?

– Je viens de la Perse, dis-je, et je ne sais plus rien de Jérusalem ni de la Grèce depuis deux ans.

– Où fuirons-nous Julien, poursuivit Jean, et comment ne pas lui parler, s'il veut nous appeler à lui? Pourquoi Basile est-il venu me chercher dans la solitude où j'étais?»

Libanius frappa légèrement la tête de Jean du bout des doigts:

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