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Cette légion traversa seule la ville, tandis que le reste de l'armée en faisait le tour, et elle ne daigna pas laisser une garde dans cette cité vaine et tumultueuse d'Antioche dont la force se perd en paroles et en querelles.

On n'entendait plus le pas des troupes et les clairons perdaient leurs voix dans l'éloignement, que la ville était encore muette de stupeur et ses rues aussi désertes que si la peste les eût dévastées. Mais peu à peu quelques portes s'ouvrirent et l'on se hasarda à sortir et marcher d'une maison à l'autre. On se parla des toits et les rumeurs recommencèrent.

Quelques enfants vinrent avant tous examiner les rues désertes, puis des femmes et, après elles, quelques esclaves, puis des hommes qui marchaient nonchalamment à l'ombre, vêtus de robes peintes, tenant des fleurs à la main, et montrant avec un orgueil voluptueux la blancheur de leurs bras et de leurs jambes ornées de bracelets d'or. Les plus riches Syriens se traînent ainsi quelquefois en public et se font suivre d'une foule de baladins et d'esclaves à qui ils font exécuter des scènes comiques, en les travestissant très vite et de façon à montrer un esprit prompt et satirique. Cette fois ils tentèrent de faire rire le peuple d'Antioche aux dépens du jeune conquérant dont ils avaient peur, et les bouffons arrivèrent au milieu des rues en costume de sacrificateurs grecs, portant de longues barbes mal démêlées à la façon des Cyniques; ils récitaient des vers du Misopogon, mais je remarquai qu'ils se gardaient bien de dire ceux où l'Empereur a répondu avec un atticisme si fin aux grossières attaques d'Antioche; d'autres se travestissaient comme les douze Césars sur qui Julien a fait un poème et se plaignaient qu'ils manquaient de victimes; des bergers désolés venaient gémir de ce que leurs troupeaux avaient été égorgés par le souverain sacrificateur; le peuple se chargeait avec joie de ces rôles ironiques qu'il joua tout le jour sur les places publiques et jusque dans le cirque. Chaque mot heureux était accueilli par des rires et des huées, et le dernier acte de ces comédies était toujours le même. Le bouffon qui représentait Julien demandait une victime à grands cris; on n'en trouvait plus, tous les animaux du pays ayant été immolés. Alors s'avançait un grossier porteur de fardeaux, vêtu en centurion et portant au lieu de l'aigle romaine une oie, que le boucher immolait au milieu des éclats de rire de toute la multitude. Cette singerie dégoûtante faisait allusion à ce qui était arrivé nouvellement au jeune Empereur. Il visitait un temple de Cybèle autrefois fort honoré et le trouva tellement délaissé aujourd'hui, que le pauvre prêtre, ne recevant plus de victimes du peuple, fut forcé d'offrir les animaux domestiques de sa basse-cour.

Il y avait deux heures que les insultes populaires duraient, lorsqu'un corps de cavalerie vint y mettre fin en passant avec gravité au milieu des rues. Les habitants résolus à montrer toujours aux troupes de l'Empereur la même aversion se retirèrent encore dans leurs maisons et, de peur que la curiosité ne ressemblât trop à l'admiration, ils s'y renfermèrent comme à l'approche d'un grand orage…

Les chevaux, fatigués de la mer, bondissaient en sentant le sable et la poussière sous leurs pieds; ils hennissaient avec joie et enlevaient leurs cavaliers comme les chevaux ailés des statues grecques. Ces troupes étaient gauloises, et bien aimées du glorieux Empereur. Cette race d'hommes de l'Occident ne ressemble point à la nôtre. Ces corps gigantesques sont posés sur leurs forts chevaux comme des tours. Leur poitrine, leurs bras, leurs jambes sont revêtus de mailles de fer. Ce tissu de petites agrafes garantit jusqu'à leurs mains et permet le libre mouvement des doigts. Leur tête et leur visage sont défendus par un masque de fer, qui leur donne la figure et le poli des simulacres. Quand ce masque est relevé, on voit des fronts aussi blancs que ceux des femmes, des cheveux ardents ou blonds et comme dorés par le soleil, et des yeux clairs, bleus et énergiques.

Je demeurai tout le jour sur les terrasses pour observer les changements de ce peuple timide et rusé. Puis lorsque je vis s'approcher l'heure de la première veille, je sortis secrètement de la maison et de la ville et je m'enfonçai dans le bois qui conduit à Daphné.

II

Comme je passais à grand pas sous les palmiers, j'entendis quelque chose de semblable à des gémissements. Je m'arrêtai pour écouter, mais je ne distinguai plus que le soupir du vent dans les longues branches des arbres et les mugissements lointains de la mer. La chaleur ne se faisait plus sentir sous ces grandes ombres, et, les palmes ne cessant jamais de battre l'air comme de larges mains, l'air faisait passer autour de moi les odeurs délicieuses des plantes et les parfums du lotos. De temps en temps seulement, lorsque le vent de l'occident envoyé par la mer venait à faire ployer tous les palmiers à la fois, les rayons rouges du soleil se plongeaient dans l'ombre, comme des épées de feu, et leur passagère ardeur rendait plus délicieuses la fraîcheur et l'ombre qui n'étaient troublées et traversées ainsi que par de rares éclairs. Je m'avançais lentement, en méditant sur le spectacle que m'avait donné cette ville capricieuse et efféminée d'Antioche, et j'allais calculant en moi-même combien de trésors vient de perdre cette folle cité, l'innombrable quantité de statues d'or et d'argent que les Nazaréens ont brisés, celles que les Helléniens ont enfouies par frayeur, et celles que nos frères ont reçues pour les fondre et les échanger contre les monnaies romaines; et je ne pouvais m'empêcher d'admirer comment tous les changements des idolâtres tournaient d'une manière inévitable à l'accroissement de notre puissance sur le monde.

Je me livrais à ces calculs lorsque j'entendis un petit bruit d'armure et un pas lourd et rapide derrière moi, dans le sentier que je suivais. Je vis, en me retournant, un soldat de Rome qui me salua en passant. Il arriva devant un arbre au pied duquel était assis un homme d'Antioche occupé à creuser la terre avec une bêche. Comme il avait planté une petite croix dans les herbes hautes, le soldat le reconnaissant pour chrétien lui dit, tout en marchant, sans daigner s'arrêter:

"Eh bien! que fait à cette heure le fils du charpentier?

– Un cercueil pour ton Empereur", répondit le fossoyeur, sans lever les yeux; et il continu son ouvrage, comme l'autre son chemin.

Je m'étais arrêté et j'avais cru un moment que ces deux hommes allaient en venir aux mains; mais non. Les deux religions vivent en paix à présent dans tout l'Empire. Seulement elles sont, l'une vis-à-vis de l'autre, dans un état de défiance fort curieux à observer. Elles ne frappent et ne persécutent que lorsque l'une des deux se croit bien assurée de son règne éternel. Or, depuis que Julien est Auguste, les adorateurs des Dieux, ou les Païens comme on les nomme, sont les maîtres de l'Etat, mais n'ont pas confiance dans leur triomphe; les Nazaréens de leur côté sont épouvantés, en secret, de la promptitude avec laquelle la moitié des leurs, au moins, a été ramenée à l'ancien culte par la douceur du jeune prince Julien et surtout par le désir des honneurs dont le Taurobole est le seul chemin; et, dans les villes comme Antioche, où ils sont en majorité, ils sont divisés en tant de sectes que, se haïssant les uns les autres, ils en viennent à préférer les Païens aux hérétiques et trouvent en eux souvent plus de bonne foi. Tout cela m'était un spectacle étrange dont je ne pouvais me détacher et dont j'observais les moindres traits avec une attention vive et passionnée. Je m'approchai de l'homme qui creusait la terre et je lui demandai de qui ce serait la tombe.

Il s'arrêta et me regarda fixement du haut en bas. Puis il passa le dos de sa main sur son front et ses yeux et me dit que c'était la fosse de son frère; et, quand je lui demandai s'il ne serait pas inhumé avec les honneurs de son culte, il me dit qu'il était malheureusement Valentinien et avait été tué par les Ariens.

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