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Jusqu'au moment où je résolus de traverser Antioche, j'étais resté enfermé avec nos frères et n'étais même pas monté sur la terrasse pour voir l'état actuel de la ville. Mais ainsi que je te l'écris, le sixième jour je fus averti qu'un mouvement extraordinaire se faisait au-dehors, par les cris que j'entendis et le grand bruit des clairons et des trompettes qui résonnaient dans l'éloignement. Nous montâmes tous sur la terrasse d'où nous découvrîmes toute la ville couchée à nos pieds dans l'ombre; à l'orient les sables, à l'occident la ligne bleue de la mer et, devant nous, se détachait sur la poudre de la plaine, comme une île chargée de palmes, de cèdres, de cyprès et de lauriers, la retraite de Daphné où j'étais attendu.

Antioche était plus que jamais en rumeur. Cette ville inquiète était prise d'un redoublement d'ivresse moqueuse que je ne pouvais m'expliquer. Les rues étaient pleines d'une grande multitude d'hommes qui chantaient et couraient en tenant par le bras des femmes sans voile, que le nouveau culte a délivrées de la retraite sévère du gynécée. Les chrétiennes effrontées d'Antioche regardent les hommes avec une telle audace qu'elles leur font baisser les yeux. Il y avait encore beaucoup de maisons fermées, c'étaient celles des anciennes familles demeurées fidèles à la première idolâtrie qu'il nomment à présent l'Hellénisme. Mais ces maisons étaient en bien petit nombre et l'on ne voyait guère sur leurs terrasses que les hommes. Les femmes ne montraient que leurs têtes, leurs voiles et leurs yeux derrière des grillages.

On voyait revenir des campagnes, par troupes de cent ou deux cents hommes, des jeunes gens vêtus de robes noires ceintes d'une corde. Les femmes nazaréennes allaient au-devant d'eux et témoignaient beaucoup d'effroi en écoutant leurs récits. Ces hommes avaient l'air irrité et, comme s'ils avaient voulu se venger d'un affront qu'ils venaient de recevoir, je les vis, sous notre terrasse, ramasser des pierres et s'en servir pour briser une statue de Vesta placée à la porte d'une petite maison hellénienne. Le maître de cette maison se contenta de fermer les fenêtres et de faire ôter de sa terrasse une statue de Mercure. Notre frère Siméon de Gad m'apprit que ces hommes venaient de courir les campagnes voisines d'Antioche, comme ils ne cessent de faire chaque jour, pour forcer les campagnards à briser les statues de leurs Dieux, mais il leur faut pour cela livrer de rudes combats. Les villages ne cèdent pas sur ce point aussi promptement que les villes, et leurs habitants qui n'ont pas la mollesse des citadins, tuent, à coups d'arbalète et de piques, les Nazaréens qui veulent toucher à leurs petits temples, et défendent mieux leurs Dieux de bois que les riches leurs Dieux de marbre et d'or.

Cette fois les Nazaréens à robe noire ont été repoussés dans Antioche plus vigoureusement que jamais, à cause du débarquement inattendu d'un corps d'armée de l'Empereur, qui ne s'élève pas à moins de soixante et dix mille hommes. Ces Chrétiens se vengeaient donc sur la ville où ils règnent en maîtres, et au milieu d'une troupe de ces compagnons que beaucoup de femmes du peuple entouraient, je vis l'un de ces jeunes furieux monter sur une pierre et haranguer pendant plus d'une heure, en prononçant des imprécations qui paraissaient s'adresser à l'Empereur, car il montrait l'orient où l'on apercevait les premiers travaux du camp romain que ce jeune prince fait toujours asseoir à la manière de Jules César. Les habitants d'Antioche ont un amour incroyable pour les longs discours, et leurs Prêtres leur reprochent de ne chercher que cela dans leurs temples, et non la prière. Après celui que fit devant nous ce nouvel orateur, le Peuple jeta des cris de joie et prit des pierres pour courir à une nouvelle destruction où le guidaient les jeunes Nazaréens en robe noire. Notre frère Siméon de Gad, à qui je demandai le nom de ces étranges personnages, me dit, avec un léger sourire qu'il ne put s'empêcher de laisser percer sous l'habituelle gravité de son langage, que ces hommes qui couraient en foule et vivent par troupes nombreuses s'appelaient depuis quelques années: solitaires ou moine. Pour moi cela ne me paraît pas surprenant, quand je vois s'établir aussi peu à peu, dans tout l'Empire, la coutume de nommer Paysans, en langue de Rome, tous les adorateurs des Dieux, de quelque rang qu'ils soient, à cause de la résistance obstinée des villageois, des Pagani.

Je craignis un moment de voir ici des massacres pareils à ceux dont nous fûmes témoins à Alexandrie, mais les habitants d'Antioche sont querelleurs, disputeurs et moqueurs comme les Athéniens, sans que leurs emportements soient empreints de la cruauté du Peuple d'Alexandrie. Après les moines passèrent des bandes plus joyeuses qui chantaient des vers grossiers contre l'Empereur qu'ils nommaient le Boucher et le Victimaire. Ils recevaient des poignée d'argent que leur jetaient de leur terrasse deux eunuques très riches de la cour de Constance, que le jeune Empereur fit chasser à son avènement et qui cependant s'étaient empressés de passer par le Taurobole, avant qu'on ne le leur demandât. A présent, disgraciés sans retour, ils sont devenus plus fervent Chrétiens que jamais, et font une guerre timide et honteuse au prince qui purgea Constantinople des espions et des dénonciateurs dont ils faisaient partie. Les coureurs de rues désoeuvrés et gorgés de vin étaient au plus fort de leurs chansons sur la barbe de Julien, lorsque les trompettes ont résonné aux portes de la ville et les chemins se sont vidés à l'instant. Toute la foule s'est jetée dans les maisons et s'est mise à charger les toits et les terrasses pour voir passer une des cohortes de l'armée qui va entrer en Perse dans quelques jours, et qui traversait Antioche en silence. Je n'avais jamais vu ces vieux légionnaires qui ont fait Auguste, malgré lui, le jeune César. J'ai compris l'étonnement que leur vue a causé à ces Syriens qui sont vêtus de soie, parfumés et épilés comme des femmes, que les Huns et les Isaures auraient déjà faits esclaves sans cet Empereur qu'ils maudissent, et qui iront bientôt, après lui, tourner des meules de moulin chez les Barbares qui leur crèveront les yeux.

La cohorte qui passait était celle des hoplites. Ces hommes dont le front est chauve marchaient la tête nue, portant leur casque suspendu au col. Leurs crânes jaunâtres et cicatrisés reluisaient comme la cime de ces vieux rochers que baigne la mer. Ils marchaient aussi légèrement que les jeunes lutteurs quand ils sont nus et huilés pour la course.

Ruben de Theman me fit remarquer que celui qui tenait l'aigle, vieux centurion à cheveux blancs, portait au cou, près de son casque, le collier d'or que les légions romaines attachèrent de force au front du César de vingt-trois ans, lorsqu'ils le firent Auguste à Lutecia, qui est une petite ville de l'occident, dans les Gaules. Ils estiment cet ornement d'un grand prix, mais il ne me paraît pas valoir plus de soixante mines, et je rapporte deux colliers qui ne m'ont coûté qu'un talent et qui eussent été plus dignes de couronner un Empereur. Mais chez les Barbares de la Gaule on fut trop heureux de trouver ce collier à substituer au diadème. Je vis aussi que tous les soldats qui avaient été chrétiens sous Constance et qui avaient renié le Nazaréen portaient un bracelet de fer, sur lequel un taureau est gravé pour rappeler le baptême sanglant du Taurobole qu'ils ont reçu.

Tous ces hommes dont le visage était grave, la taille haute, les membres robustes, la marche rapide et infatigable, me parurent des hommes d'un autre âge, et sortis des tombes de la vieille Rome; il me sembla voir l'une de ces légions à qui Jules donnait pour délassement la conquête des Gaules entre la construction d'une ville de guerre et celle d'un port. J'éprouvai pendant tout le passage de ces hommes d'airain ce que l'on sentirait à Jérusalem à la vue des guerriers ressuscités de Judas Machabée.

Après eux passèrent six cents éléphants, qui portaient les tentes et des vivres pour l'armée dans le désert. Cent autres éléphants couverts de longues housses de pourpre et couronnés d'algue marine étaient conduits par de beaux enfants vêtus de lin qui les guidaient de la voix et avec une baguette d'or. Ces animaux devaient être sacrifiés le lendemain au bord de la mer et, par ordre de l'Empereur, immolés à Neptune.

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