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En un clin d’œil le chevalier attacha solidement les quatre cordes aux quatre angles de ce bizarre appareil et les réunit autour d’un fort piquet.

Ceci fait, il fixa son engin au sommet de la perche au moyen d’une corde assez forte pour supporter le tout, assez faible pour être aisément cassée grâce à une secousse énergiquement appliquée, et assujettit la perche au bord de la balustrade de la terrasse.

La machine, ainsi suspendue au-dessus du vide, affectait la forme d’un trapèze, et la longueur inégale des cordes qui pendaient, supportant le piquet court et gros, lui imprimait une légère inclinaison vers la terre.

Lorsque tout fut prêt à son idée, d’Assas monta résolument debout sur la balustrade, le dos tourné au vide; il saisit à deux mains le piquet qui pendait, brisa d’une violente saccade la corde qui maintenant l’appareil au haut de la perche, en même temps que d’un solide coup de pied il s’écartait de la muraille, et se laissa tomber en arrière, suspendu à ce fragile appareil par la force des poignets, en murmurant, à cette minute suprême, un mot, un nom:

– Jeanne!…

La machine fila d’abord très rapidement en suivant une inclinaison très sensible qui l’éloignait de plus en plus du château.

Puis le centre de gravité se fixa, elle acquit une sorte de stabilité, plana pendant quelques secondes et, enfin, reprenant son mouvement de descente avec lenteur, conservant toujours une pente inclinée de plus en plus accentuée, alla toucher terre assez loin du château.

Tel était l’appareil dont le plan lui avait été donné par Saint-Germain, et grâce auquel le chevalier put recouvrer fort à propos, et au moment où il était le plus menacé, une liberté qui lui était si nécessaire pour protéger celle qu’il aimait.

Cependant le valet s’était précipité au-devant de la machine volante et arrivait à temps pour saisir le chevalier et l’aider à se débarrasser de son appareil qui menaçait de lui tomber dessus.

Tout en l’aidant adroitement et prestement, le mystérieux domestique demandait respectueusement:

– C’est bien monsieur le chevalier d’Assas que j’ai l’honneur d’aider?

Et comme d’Assas le regardait d’un œil soupçonneux sans répondre, il ajouta vivement:

– Depuis deux jours j’attends monsieur le chevalier avec deux bons chevaux, sur l’ordre de mon maître, Mgr le comte de Saint-Germain.

D’Assas, tout étourdi encore par la prodigieuse descente qu’il venait d’effectuer si heureusement, se demandait déjà quel était ce complaisant inconnu qui lui venait obligeamment en aide, si c’était un ami ou un ennemi; si une indiscrétion, un appel malencontreux n’allait pas attirer l’attention sur lui.

Les paroles de cet inconnu le rassurèrent et il respira plus librement, tout en adressant un bref remerciement, car on conçoit qu’il avait hâte de s’éloigner.

Au reste, le valet l’entraînait déjà vers les chevaux et lui disait, tout en marchant très vite.

– J’ai reçu l’ordre de mon maître de me mettre à l’entière disposition de monsieur le chevalier pour tout ce qui lui plaira de me commander.

– Allons d’abord jusqu’à ce bois… nous verrons là! fit d’Assas qui, malgré toute son énergie et son courage, n’avait pas toutes ses idées bien nettes et avait en effet besoin de se ressaisir.

À ce moment, tout en marchant très vite, les deux hommes perçurent dans l’obscurité une masse de chair bedonnante et roulante qui accourait à leur rencontre, les bras au ciel et poussant des exclamations étonnées. C’était Noé que, dans leur hâte et l’émotion qui les étreignait, ils n’avaient pas remarqué jusque-là.

D’Assas s’arrêta net en crispant les poings; le valet se fouilla précipitamment, sortit de sous ses vêtements un poignard et un pistolet, et les lui tendit en disant laconiquement:

– Il est chargé, monsieur le chevalier, j’en ai un autre tout pareil pour moi.

D’Assas prit le pistolet qu’il passa à sa ceinture et mit le poignard dans sa poche en disant à demi voix:

– Laissez-moi faire… Cet homme est seul, il n’y a pas besoin d’armes ici, puisque lui-même ne paraît pas en avoir.

Puis à haute voix, d’un ton ferme, il cria:

– Qui va là?…

Une voix essoufflée, sur un ton de joyeux étonnement, répondit:

– Hé! bon Dieu!… mais on dirait que c’est…

– Passez au large! interrompit le chevalier.

– Mais oui, mais oui, répondit la voix, c’est ce diable de d’Assas!… Oh! comme c’est bizarre!

– Au large ou je fais feu! cria d’Assas qui, dans l’obscurité toujours croissante, essayait vainement de découvrir le visage de cet inconnu qui le connaissait.

À cette brève menace, la voix répondit avec un tremblement qui dénotait la terreur:

– Holà! chevalier, de grâce, ne tirez pas… c’est un ami qui vous parle.

D’Assas n’avait parlé que pour intimider celui qu’il pensait être un assaillant. Le pistolet dont il le menaçait était resté tout bonnement à sa ceinture, à portée de la main.

Cependant Noé s’était tout à fait approché de lui et disait avec étonnement:

– Comment! vous ne me reconnaissez pas?

– Qui êtes-vous? demanda plus doucement d’Assas qui cherchait à se remémorer où il avait vu cette face d’ivrogne pacifique.

– Poisson… Noé Poisson… le père de Mme d’Étioles.

– Ah! mon Dieu! s’exclama d’Assas ému.

– Ah! vous me remettez maintenant, fit triomphalement l’ivrogne. Vrai Dieu! chevalier, vous nous en avez donné du mal… il y a assez longtemps que nous vous cherchons.

– Vous me cherchiez, moi?…

– Mais oui, vous-même… et penser que vous tombez comme ça subitement du ciel… Comme c’est bizarre!…

– Monsieur, fit le valet qui paraissait être un homme prudent, si nous nous mettions à couvert?

Et, de la main, il désignait le bois tout proche.

– Vous avez raison, répondit d’Assas qui comprit l’opportunité du conseil.

Précédés du valet, d’Assas et Noé gagnèrent le bois en quelques enjambées et bientôt furent à l’abri de tout regard indiscret, à côté des deux chevaux qui avaient tant intrigué l’ivrogne et que le valet détacha immédiatement et prit par la bride.

Une fois là, d’Assas interrogea avidement:

– Vous disiez que vous me cherchiez, monsieur?

– Ah! oui, nous vous cherchions!

– Qui ça, nous? demanda le chevalier avec le secret espoir d’entendre parler de Jeanne et surtout d’être l’objet de sa sollicitude.

– Mais, fit Noé avec étonnement, car il s’imaginait naïvement que, de même que Crébillon et lui ne rêvaient que de d’Assas, ce dernier, de son côté, ne devait rêver et parler que d’eux; mais… Crébillon et moi!

D’Assas ne put retenir un geste de désappointement à cette réponse qui était si loin de celle qu’il espérait. Néanmoins, assez intrigué, il demanda:

– Et pourquoi M. de Crébillon et vous me cherchiez-vous?

– Ah! ça… je ne sais pas… répondit naïvement Poisson.

– Comment, vous ne savez pas? fit d’Assas stupéfait et se demandant déjà s’il n’avait pas affaire à un fou.

– Je ne sais pas, continua Noé; mais Crébillon le sait bien et il vous le dira… car vous allez venir avec moi.

Le chevalier, pendant ce temps, réfléchissait, et comme il ne pouvait soupçonner une bêtise aussi inconcevable, l’attitude de ce personnage commençait à lui paraître louche. Aussi ce fut avec une ironie, qui d’ailleurs échappa complètement au bon Noé, qu’il répondit:

– Je vais vous suivre… là… comme cela?…

– Oui, répondit simplement Noé, sans malice aucune; il paraît que Crébillon a des choses très graves, très importantes, concernant ma fille, Mme d’Étioles, à vous apprendre… C’est pour cela qu’il vous cherche partout depuis deux jours…

Le mon de Jeanne produisit son effet accoutumé et d’Assas, qui, l’instant d’avant, se montrait circonspect et soupçonneux, oublia toute prudence et toute réserve dès lors qu’on lui faisait espérer des nouvelles de celle qui était plus que sa vie.

D’ailleurs, la bonne face réjouie de Noé, ses manières pleines d’une naïve rondeur, ses petits yeux de bon ivrogne, où se lisait un perpétuel ahurissement, tout cet ensemble bonasse et immensément bébête écartait l’idée même d’un soupçon.

Or, d’Assas eût volontiers affronté mille morts pour Jeanne; à plus forte raison devait-il suivre les yeux fermés ce personnage d’apparences si pacifiques.

Au surplus, rien ne l’empêchait de se tenir sur ses gardes, de surveiller de très près son homme et, au moindre geste suspect, de l’étourdir d’un coup de poing, de le mettre hors d’état de nuire et de tirer au large ensuite.

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