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Et quand cette sorte de mise en scène, agencée avec art, fut terminée, bien certain que cette fois-ci elle ne reculerait plus, M. Jacques se leva et sortit, un sourire de satisfaction aux lèvres.

La nuit commençait à tomber quand il rentra chez lui.

Il s’assit devant un bureau, griffonna quelques lignes au bas desquelles il apposa un cachet mystérieux et qu’il enferma dans une enveloppe portant le même cachet, puis il glissa le tout dans une deuxième enveloppe ne portant aucun signe apparent.

Ceci fait, il sonna, et, au valet accouru:

– Eh bien! baron, êtes-vous allé où je vous avais dit? Le valet à qu’il donnait le titre de baron répondit:

– Oui, monseigneur, et M. de Crébillon a été si bien convaincu qu’il quitte Versailles. Demain matin il rentrera à Paris.

– Le poète n’a pas soupçonné en vous le vieux médecin de l’autre jour?

– Oh! fit le valet en souriant, j’étais si bien déguisé l’autre jour… et aujourd’hui je lui ai mâché un français agrémenté d’un accent tudesque… qui faisait frémir ses oreilles… Bref, le résultat est qu’il part demain matin.

– C’est parfait!… J’aime mieux cela… pour lui, pensa M. Jacques qui reprit tout haut:

– Vous pouvez faire cesser la surveillance de ce côté.

– Je l’avais bien pensé… j’ai donné des ordres en conséquence.

M. Jacques eut un signe de tête approbatif, puis il demanda:

– Le comte est-il là?

– Il vient d’arriver, monseigneur.

– Veuillez me l’envoyer, je vous prie.

Quelques instants plus tard, le comte du Barry était introduit auprès de son redoutable maître.

– Mon cher comte, dit celui-ci en lui tendant la lettre qu’il venait de cacheter, faites parvenir ceci au baron de Marçay, séance tenante.

Et comme du Barry donnait des signes d’inquiétude, comme cela lui arrivait toujours chaque fois qu’il était question directement ou indirectement de d’Assas, il ajouta en sortant:

– Soyez tranquille… Je recommande tout spécialement votre protégé au baron à qui je donne l’ordre de le surveiller étroitement… le temps des douceurs et des privautés est passé pour lui… il ne faut pas que le chevalier recouvre sa liberté et je vous réponds qu’il n’échappera pas maintenant.

Le comte prit la missive avec un rictus de satisfaction et s’empressa d’aller porter au château ces instructions si importantes à ses yeux.

Lorsqu’il y arriva, la nuit était tout à fait venue.

Du Barry avait sans doute des raisons particulières de ne pas porter lui-même au baron les ordres de son supérieur, car il se dirigea tout droit du côté des communs et, avisant un palefrenier qui bayait aux corneilles, lui donna un écu et le chargea d’aller porter au corps de garde des prisons la lettre qu’il lui remit.

Le palefrenier s’empressa d’empocher l’écu et partit aussitôt; ce que voyant, le comte, tranquille et satisfait, quitta la cour et rentra chez lui.

Mais le hasard voulut que le commissionnaire improvisé rencontrât deux camarades à qui il s’empressa de montrer l’écu qu’on venait de lui remettre et de conter la commission dont il était chargé.

Les deux camarades, aussitôt, s’empressèrent de lui démontrer par toutes sortes d’arguments irrésistibles que la commission serait bien mieux faite après qu’elle aurait été préalablement arrosée.

Ces arguments parurent frapper vivement le palefrenier, qui se dit qu’après tout un verre était tôt vidé et qu’il serait toujours temps de porter sa lettre après. En sorte que les trois compères s’en furent séance tenante changer le fameux écu, et que de verre en verre, de bouteille en bouteille, il y passa tout entier.

Si bien que la soirée était fort avancée lorsque le peu scrupuleux palefrenier se décida enfin à s’acquitter de la commission pour laquelle il avait été payé d’avance.

Mais alors un autre incident imprévu surgit à son tour.

Le corps de garde étant endormi lorsque le palefrenier titubant vint frapper à la porte, le soldat qui prit la lettre se demanda s’il était bien utile d’aller réveiller son officier pour la lui remettre et, n’osant se prononcer lui-même, s’en fut tout droit réveiller le sergent à qui il la remit en lui contant comment elle lui était parvenue.

Le sergent, à son tour, considéra l’enveloppe, et, ne voyant aucun sceau, aucun cachet officiel, le porteur étant un modeste palefrenier, il en conclut que cette lettre ne concernait en rien le service, provenait probablement d’un camarade ou d’une amie de son officier et qu’en conséquence il n’y avait pas nécessité de le réveiller et que la lettre serait tout aussi bien remise le lendemain matin.

Et, ayant ainsi arrangés les choses, sergent et soldat se recouchèrent, la conscience tranquille.

Et voilà comment, ainsi que le lecteur pourra s’en rendre compte par la suite, l’ivrognerie d’un misérable valet d’écurie et l’attention trop zélée de deux soldats vinrent détruire brutalement ce que M. Jacques avait eu tant de mal à édifier, et renverser un plan savamment conçu et lentement exécuté.

Dans la nuit de ce même jour, la comtesse travaillait, toutes les bougies allumées, à son fameux portrait du roi, et c’est ainsi occupée que Louis la trouva.

Naturellement, le roi se répandit en remerciements pour cette agréable surprise, et en compliments sur la ressemblance parfaite, sur la finesse du dessin et sur le talent de l’auteur qui, disait-il, pouvait rivaliser avec M. Boucher, et protestant galamment parce qu’on lui avait caché ce talent si longtemps.

La comtesse accueillit les remerciements avec une fausse modestie charmante. Et, désignant d’un signe de tête les cartons qu’elle avait savamment disposés à cette intention quelques heures plus tôt, elle dit:

– Puisque vous voulez bien me dire que mes modestes ébauches ne sont pas trop mal, voyez là, mon roi, si vous trouvez quelque chose qui vous plaise.

Louis prit un carton et se mit à le compulser complaisamment.

Penchée sur lui, le bras nonchalamment appuyé sur son épaule, ses fins cheveux effleurant sa joue, dans une pose pleine de charme et d’abandon, elle le guidait dans ses recherches, passant rapidement d’un dessin à un autre et, sous prétexte qu’il ne contenait que des ébauches informes, elle ferma brusquement le carton et en prit vivement un autre qu’elle ouvrit devant lui, disant:

– Vous verrez, Louis, il y a des choses dont je ne suis pas trop mécontente là-dedans… Tiens!… mais, qu’est cela? Ah! folle que je suis, je me suis trompée.

Elle dit cela en riant, avec un naturel parfait, et, tout en parlant et riant comme pour s’assurer qu’il y avait bien réellement erreur, elle feuilletait vivement jusqu’à ce que le portrait de d’Assas fût sous les yeux du roi.

Elle lui laissa le temps de bien le reconnaître et, s’étant assurée du coin de l’œil que son attention se portait sur ce dessin, elle fit un geste pour fermer le carton.

Mais alors Louis l’arrêta et, prenant le portrait pour le voir de plus près, il dit en s’efforçant de rester calme:

– Mais il est très bien, ce portrait… Un de mes officiers… je le reconnais… la ressemblance est frappante… Tous mes compliments, comtesse… décidément, vous réussissez à ravir le portrait.

– Fi, le vilain taquin! fit-elle avec une moue adorable de mutinerie, le méchant roi qui veut m’humilier en me faisant des compliments qui s’adressent à l’œuvre d’une autre… Ce n’est pas bien, Louis, vous gâtez tout mon bonheur… Je vous ai dit que je m’étais trompée: ce carton ne m’appartient pas.

– Plaît-il? fit le roi qui peut-être n’avait réellement pas entendu; vous dites que ce carton ne vous appartient pas… À qui est-il donc?

Et le roi ne lâchait toujours pas le portrait qu’il dévorait des yeux.

Et comme la comtesse baissait la tête avec confusion, évitait de répondre tout en essayant vainement de lui enlever le dessin, il reprit, impatienté, sur un ton d’autorité et avec une froideur glaciale:

– Je vous ai demandé, madame, à qui appartenait ce carton et ce… portrait… N’avez-vous donc pas entendu?

– Sire, répondit-elle en prenant avec affectation l’attitude respectueuse que l’étiquette imposait devant le roi, puisque Votre Majesté l’ordonne!… ce carton appartient à… à Mme d’Étioles.

Elle avait savamment gradué l’embarras, de façon à lui faire comprendre la répugnance qu’elle éprouvait à parler de la rivale délaissée et à lui laisser deviner un reste de jalousie.

Lui, cependant, demanda, sans paraître remarquer ni cet embarras ni l’insistance avec laquelle elle appuyait sur les formules d’étiquette:

– En êtes-vous bien certaine?

– Votre Majesté n’a qu’à voir la signature… elle sera convaincue.

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