Elle ne savait à quel parti se résoudre et serait restée sans doute longtemps encore indécise si Nicole n’était entrée soudain pour dire:
– Madame, c’est le même petit bourgeois de l’autre jour qui sollicite l’honneur d’être reçu.
M. Jacques!… C’était M. Jacques!… Que venait faire ce démon à cette minute suprême?
Telle était la question qu’elle se posait.
Si elle consignait sa porte?…
Mais non, c’était impossible… il serait entré quand même.
Elle se résigna passivement, fit signe d’introduire. Seulement, cette fois, elle ne songea pas un instant à dissimuler le portrait de d’Assas qu’elle avait à la main et qu’elle garda ostensiblement, comme par bravade.
M. Jacques fit donc son entrée, en jouant le rôle de bon commerçant qu’il s’était assigné lui-même, avec sa prudence accoutumée.
Puis, lorsqu’il se fut assuré que nulle oreille indiscrète n’était à portée de sa voix, il dit de son petit air doucereux et paternel:
– Eh bien, mon enfant, avez-vous satisfait votre désir?… êtes-vous sortie, ces jours-ci, comme vous en brûliez d’envie?
Ce disant, il observait attentivement la jeune femme, comme si la réponse qu’elle allait faire eût eu une grand importance à ses yeux.
Celle-ci, dans la crise effrayante qu’elle subissait, ne songea nullement à mentir, et, d’un geste las de la tête, elle fit signe que oui.
Cette réponse, l’air morne et accablé de Juliette, ses yeux encore bouffis de larmes, tout cela avait sans doute un motif secret d’être du goût de M. Jacques, car il eut, à son tour, un geste de satisfaction, sans qu’il fût possible de dire si cette satisfaction provenait de l’état lamentable où il la voyait, et qui était sans doute conforme à ses désirs, ou, tout simplement, s’appliquait à la réponse elle-même.
Hochant doucement la tête, puisant, par contenance, de nombreuses prises dans sa tabatière qu’il ouvrait et refermait d’un geste machinal, il reprit, toujours avec douceur:
– Le comte du Barry a reçu l’ordre de vous présenter à la cour. Cette présentation aura lieu incessamment… le roi vous en parlera sans doute lui-même cette nuit. Vous voilà enfin assurée du triomphe définitif…
Vous allez sortir de cette prison qui vous pesait tant; vous allez être libre, riche, puissante; vous régnerez en souveraine sur cette cour, la plus brillante de l’Europe… Vous touchez enfin à la réalisation de vos rêves, mon enfant, et ce résultat éblouissant vous le devez à votre intelligence, à votre énergie et surtout à la patience que je n’ai cessé de vous prêcher…
Vous voyez que tout vient à point à qui sait attendre et que j’aurai tenu plus que je n’avais promis… Vous allez donc être heureuse… comme vous l’entendez.
La comtesse eut un éclair de joie, mais ce fut tout.
Elle resta muette, indifférente en apparence à cette nouvelle qui, un jour plus tôt, l’eût transportée de joie.
Il était impossible de ne pas paraître frappé de cet accablement et de cette indifférence; M. Jacques le comprit et dit avec sollicitude:
– Mais qu’avez-vous donc, mon enfant? Vous paraissez triste, soucieuse; cette nouvelle que je vous apporte semble vous laisser indifférente… Seriez-vous malade?… Vous serait-il arrivé quelque chose?…
– En effet, répondit tristement Juliette, il m’est arrivé un malheur… un très grand malheur…
– Ah! mon Dieu! fit M. Jacques avec une indifférence parfaite, est-ce que votre petite sœur?… Juliette fit non, de la tête.
– Bon, reprit l’énigmatique personnage avec flegme, je vois ce que c’est, alors. Vous êtes sortie, m’avez-vous dit; vous êtes allée voir d’Assas… le petit chevalier s’est montré intraitable… il vous a chassée, peut-être… c’était prévu, mon enfant… Vous êtes encore sous le coup des émotions diverses par où vous a fait passer ce petit officier sans fortune: honte, douleur, révolte, colère, jalousie, haine… que sais-je encore?… Cela se calmera, mon enfant.
Pendant que M. Jacques parlait ainsi en adoucissant le plus qu’il pouvait son regard et son sourire, la comtesse le regardait d’un œil hagard et, bouche bée, muette de saisissement, hébétée, stupide d’étonnement et de terreur, elle restait pétrifiée, semblable à la statue de la stupéfaction.
Et dans son cerveau qui, sous les coups violents et répétés dont il était accablé depuis le matin, lui semblait prêt à éclater, une crainte superstitieuse se glissait sournoisement, s’étalait, s’emparait de toutes ses facultés mentales près de sombrer.
En même temps, à son oreille retentissait encore, en imagination, la voix de du Barry disant, avec une nuance de respect et de terreur frappante chez cet homme qui ne respectait rien et ne reculait devant rien:
– Il sait tout… Il voit tout… Il entend tout…
Et, comme s’il eût deviné précisément ce qui se passait dans cette tête exaspérée par la violence des passions, M. Jacques, de sa voix douce et autoritaire à la fois, disait justement au même instant:
– Cela vous surprend que je sache une chose que vous croyiez si bien cachée?… Mais dites-vous bien, mon enfant, que je sais tout, je vois tout, j’entends tout.
Ces paroles, tombant à cet instant précis, furent comme le coup de grâce, l’assommoir définitif qui la lui livra docile, vaincue, incapable de tenter l’ombre d’une résistance; et il le comprit bien, car il reprit en donnant une inflexion plus douce à sa voix:
– Voyez où votre manque de confiance en moi vous a conduite, à quel échec lamentable, à quelles humiliations… quelles insultes peut-être… il vous a fait aboutir!… Si vous aviez eu confiance, si vous m’aviez tout avoué, comme à un père… ou un confesseur… je vous eusse avertie, conseillée… Je vous aurais dit que vous n’aviez rien à espérer du chevalier, je vous aurais prouvé qu’il ne pouvait pas vous accueillir autrement qu’il a fait… vous m’auriez cru, – car tout ce que je vous aurais dit, je vous l’aurais prouvé, – et vous vous seriez évité une déconvenue humiliante… vous ne seriez pas dans l’état de désespoir violent où je vous vois.
Elle écoutait, comme bercée par cette voix douce, par ces intonations caressantes, gagnée aussi par son air de pitié profonde et sincère.
Et il lui semblait en effet qu’il avait raison, qu’il était comme un père qui l’eût protégée et défendue contre elle-même, et un besoin immense, irrésistible, lui venait de confier sa peine, de pleurer ouvertement, de crier son désespoir et son humiliation.
Et, lorsqu’il dit:
– Allons, mon enfant, courage… racontez-moi tout… le mal n’est peut-être pas aussi irréparable que vous le croyez.
Elle se laissa tomber dans un fauteuil en vagissant comme un petit enfant, et en paroles précipitées, entrecoupées de sanglots, elle dit tout.
Lorsqu’elle eut fini, à son tour il prit la parole, et avec une adresse admirable, une habileté incomparable, tout en ayant l’air de la consoler et de la plaindre, il appuya impitoyablement sur la plaie saignante de son cœur meurtri, il excita la jalousie jusqu’à la fureur, raviva le feu de l’ambition qui paraissait vouloir céder le pas à l’amour, souffla sur la haine près de capituler devant le pardon et la pitié, la secoua, la galvanisa pour ainsi dire.
Lorsqu’il s’arrêta, elle n’était plus la même.
Ses yeux brillaient d’un feu sombre, toute son attitude dégageait un air de résolution farouche; plus d’hésitations, plus de larmes, plus d’anéantissement!
Le germe de haine, le désir de vengeance timide et irrésolu, qui voulait mais n’osait et reculait instinctivement devant l’action, les sentiments mauvais et malsains, encore à l’état embryonnaire, brillaient en elle, telle une faible étincelle que le moindre souffle peut emporter au loin.
Cette étincelle, il sut la découvrir, avec une adresse infernale il sut l’aviver, l’agrandir, en faire un brasier ardent qui la dévorait.
Qu’avait-il dit?… Quelles fibres secrètes avait-il fait vibrer?… Quel avenir prestigieux avait-il fait entrevoir?…
Peu importe ici.
Ce qu’il y a de certain, c’est que son but était atteint; et maintenant c’était une autre femme, pétrie à sa volonté, qui était là devant lui, et cette femme, c’était une furie déchaînée, prête à marcher résolument dans la voie où il l’avait engagée.
Ce portrait de d’Assas devant lequel elle avait hésité si longtemps, elle le prit résolument et d’un coup de crayon ferme et décidé apposa au bas le monogramme de Jeanne parfaitement imité.
Le chevalet supportant le portrait du roi, qu’elle avait soigneusement caché jusqu’à ce jour – pour lui en faire la surprise quand il serait achevé – fut placé par elle-même, avec sa toile inachevée, au milieu du salon, en pleine évidence; les cartons à dessins furent adroitement distribués, de manière à forcer l’attention du roi quand il viendrait, et celui contenant les dessins de Mme d’Étioles, habituellement mis de côté, de façon à ce qu’il fût ouvert un des premiers sans qu’il fût possible de soupçonner qu’il avait été mis là tout exprès.