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Juliette aurait pu dire qu’elle ne pouvait rendre la liberté à Mme d’Étioles, par la raison toute simple que cette dernière n’était pas en son pouvoir comme le chevalier paraissait le croire. Elle aurait pu dire la vérité sur ce point capital aux yeux de d’Assas et, qui mieux est, prouver cette vérité.

Elle ne voulut pas le faire.

Elle devinait confusément que la partie était perdue pour elle, qu’elle n’avait rien à espérer de la résolution farouche du jeune homme, que son cœur était pris à jamais par cette rivale et que, quoi qu’elle dît ou fît, elle n’arriverait jamais à en forcer l’entrée; et elle éprouvait une âpre satisfaction, une joie sauvage à le laisser dans son erreur, à lui faire croire qu’elle tenait sa rivale dans sa main, et du même coup faire saigner horriblement ce cœur tout à une autre et qui lui était réfractaire.

Voilà pourquoi elle n’essaya pas de le détromper et ce fut une faute de sa part, car si elle eût parlé, si elle eût fourni des preuves, peut-être fût-elle parvenue à convaincre d’Assas de sa sincérité et, sans réussir à capter son cœur, peut-être eût-elle pu, en disant la vérité, rompre les mailles du filet dans lequel l’avait prise M. Jacques, secondé par de Bernis et de Marçay; peut-être eût-elle ainsi évité les paroles haineuses, les menaces inoubliables; peut-être enfin eût-elle pu conquérir une partie de l’estime et de la reconnaissance du chevalier, à défaut de sentiments plus vifs.

Au lieu de se disculper sur ce point précis, comme elle eût pu le faire aisément, elle confirma le chevalier dans sa croyance, en répondant:

– Demandez-moi tout ce que vous voudrez, mais pas cela!… Comment voulez-vous que je vous rende cette femme quand je vous dis que je vous aime?… Je vous aime, entendez-vous?… et je vous veux!…

D’Assas se mit à rire. Et son rire était plus terrible que la plus véhémente colère, plus insultant qu’une injure sanglante et, avec une ironie formidable, il dit:

– Vous m’aimez?… Vous me voulez, quand je vous dis que mon cœur est à une autre?… oui-da!… Ah ça! madame, me prenez-vous pour le roi de France?…

– Que voulez-vous dire? balbutia Juliette interdite.

– Ceci simplement: que du chevalier d’Assas, simple cornette, à Juliette Bécu, dite l’Ange, exerçant naguère encore l’honorable métier de fille galante, rue des Barres, la distance est trop grande…

Un roi peut élever une Juliette Bécu jusqu’à lui… mais moi, je suis un trop mince personnage… il me faudrait descendre pour aller jusqu’à vous… et descendre si bas, si bas, dans un cloaque tellement fangeux, que toute l’eau de la Seine serait impuissante à me laver d’un tel contact… et je tiens à rester propre.

Voilà ce que je dis!…

La foudre tombant aux pieds de la comtesse n’eût pas produit un effet plus saisissant que ces paroles.

Folle de terreur et d’épouvante, elle hoqueta:

– Qui vous a dit?… qui vous a appris?…

– Peu importe! fit dédaigneusement d’Assas, je sais, et cela suffit, je pense, pour vous faire comprendre que vous n’avez rien à espérer ici… que vous n’avez rien à y faire…

Car, lors même que mon amour pour Mme d’Étioles viendrait à s’éteindre, soyez assurée que mon cœur n’irait jamais… jamais à vous… car le mépris et le dégoût sont incompatibles avec l’amitié ou l’amour…

Voilà ce que j’avais à vous dire… et remerciez le ciel que je n’ai point trop oublié que vous êtes, malgré tout, une femme… Quant à votre acolyte… le comte du Barry, il ne perdra rien pour attendre… il recevra la correction qu’il mérite.

Ayant dit, d’Assas se recula de deux pas, croisa ses bras sur sa poitrine et attendit, très calme, dans l’attitude de quelqu’un qui entend montrer sa volonté de briser un entretien qui lui pèse.

Juliette était écrasée. Une rage folle l’envahissait; un désespoir sans fin, lui semblait-il, l’étreignait.

Ainsi, tous les rêves d’amour qu’elle avait faits aboutissaient à cela… à ce résultat imprévu!… Ainsi l’amour qu’elle offrait était outrageusement dédaigné!… Elle avait consenti inutilement à une complaisance abjecte, elle s’était exposée bénévolement à la perte d’une situation qui avait été le rêve de tant d’années de misère, exposée aussi aux coups d’un maître redoutable et puissant, pourquoi?… pour aboutir à quoi?…

À se voir bafouée, dédaignée, méprisée irrémédiablement par le seul être l’estime duquel elle eût tenu!…

À se voir dédaigneusement jeter à la face des vérités infamantes, plus outrageantes dans leur sinistre et douloureuse réalité que les plus sanglantes injures…

Et c’était d’Assas qui lui jetait ainsi l’opprobre et le mépris; d’Assas – elle le savait bien, et son cœur en saignait – un des très rares gentilshommes qui avaient au plus haut point le respect infini de cet être de faiblesse et de charme qui est une femme.

Était-elle donc réellement tombée si bas pour qu’il eût pu trouver la force de lui dire les affreuses choses qu’il avait dites?

Fallait-il donc que la seule femme au monde, peut-être, susceptible d’être outragée et méprisée de lui, ce fût elle précisément?… Ah! misère!…

Jusqu’à la fatalité qui s’était tournée contre elle et son amour… la fatalité aveugle et stupide qui, grâce à la complicité d’un soudard ivre sans doute, sinon de vin, du moins de vanité outrée à la vue de la conquête qu’il venait de faire, avait voulu qu’un incroyable hasard amenât juste à point pour la surprendre dans l’accomplissement d’une besogne honteuse, celui-là même pour qui cette besogne était accomplie, celui précisément qui seul eût dû l’ignorer toujours: d’Assas… Ah! malheur!

Car il faut dire que l’idée ne lui vint pas, ne pouvait pas lui venir, d’une machination dont M. Jacques était le promoteur, habilement exécutée par de Bernis et de Marçay, et dont elle était la victime désignée d’avance.

Maintenant c’en était fait, l’irréparable était accompli: plus d’espoir, plus de but!…

Ou plutôt si, un but, mais non le but radieux et clair de l’amour reposant et régénérateur, mais le but sombre et tortueux de la haine et de la vengeance, avec son cortège d’embûches sournoises, de vilenies et… qui sait?… de remords peut-être…

Maintenant rien… rien que les affres de la jalousie effrénée, instigatrice des pires résolutions, incitatrice aux plus dégradantes besognes.

Voilà à quoi elle aboutissait.

Que dire?… Que faire?…

Rien! Elle le comprit en voyant le visage de glace et la pose dédaigneuse et méprisante de celui vers qui elle était venue le cœur débordant d’amour.

Aussi, sans rien dire, ramassa-t-elle vivement sa mante qu’elle avait jetée sur une chaise, elle s’en enveloppa dans une hâte fiévreuse et se dirigea vers la porte sans qu’il eût dit un mot, fait un geste.

Mais, avant de sortir, elle se retourna, et d’une voix rauque que la colère et la déconvenue faisaient trembler, elle dit:

– Chevalier d’Assas, j’étais venue à vous la main tendue, le cœur ouvert; vous avez repoussé l’une et dédaigné l’autre qui s’offrait; j’étais venue à vous des paroles d’amour aux lèvres, et vous m’avez répondu par des injures, vous le preux… à moi une femme!… C’est bien!…

J’étais une amie pour vous, maintenant c’est une ennemie qui sort d’ici… une ennemie acharnée qui ne vous lâchera pas… et c’est vous qui l’avez voulu, bien voulu, dites-vous cela… Gardez-vous bien, car je serai implacable, je me vengerai d’une manière terrible de vos outrages et de vos dédains… Malheur à vous, chevalier d’Assas!… à vous et à elle!…

– Allons donc! fit le chevalier en haussant les épaules, allons donc, madame!… je vous préfère ainsi… Vrai Dieu! la menace et la haine vont mieux à Juliette Bécu… et, en tout cas, m’honorent plus que les paroles d’amour et les offres honnêtes qu’elle me faisait cyniquement tout à l’heure!

Elle le regarda un instant avec des yeux flamboyants, eut un mouvement de tête résolu, comme pour se dire encore une fois:

– Vous le voulez?… Soit!…

Elle répondit simplement:

– Adieu! chevalier d’Assas… au revoir!… Et sortit.

– Allons, allons! murmura le chevalier une fois seul, il n’y a pas de temps à perdre maintenant… Cette furie va se déchaîner contre Jeanne… il faut que ce soir je sois hors d’ici.

Il monta aussitôt sur la terrasse et résolument se mit à l’œuvre.

Quelle besogne hâtive il accomplit? À l’exécution de quel engin dont le plan lui avait été remis par Saint-Germain il procéda? À quoi devait servir cette mystérieuse invention que le comte lui attribuait?

C’est ce que le lecteur apprendra par la suite.

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