– Je suis à vos ordres, mademoiselle, reprit le chevalier en s’effaçant pour la laisser passer.
– Un instant, monsieur, s’il vous plaît! dit à son tour de Marçay. Je me suis oublié tout à l’heure; de cela, de cela seul, je vous fais mes excuses… Pour le reste, nous avons un compte à régler dont j’irai vous réclamer la liquidation le jour où vous sortirez d’ici… si toutefois vous en sortez, ce que je souhaite maintenant fort vivement, croyez-le.
– À la bonne heure, baron!… De mon côté je vous promets de faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour sortir d’ici le plus promptement possible, à seule fin de ne pas trop vous faire attendre ce règlement de compte auquel je tiens autant que vous.
– Oh! fit de Marçay en s’inclinant, je m’en rapporte à vous.
– Mademoiselle, dit d’Assas à la soubrette qui attendait, si vous voulez bien me suivre…
Et tous deux gagnèrent la chambre du chevalier pendant que le baron réintégrait la sienne.
Une fois dans sa chambre, d’Assas s’assit, désigna un siège à la soubrette, et demanda en souriant:
– Or çà, ma belle enfant, qu’avez-vous donc de si important à me dire?…
Le ton et les manières du chevalier, sans impertinence, étaient néanmoins plutôt cavalières, et à ceux qui pourraient s’étonner de ce changement dans l’attitude de cet homme qui, l’instant d’avant, témoignait du respect à cette inconnue pour laquelle il s’était mis insouciamment un duel sur les bras, nous rappellerons qu’à cette époque le domestique était un être inférieur qui ne comptait pas pour un homme de qualité.
Pourtant, cette nuance à peine perceptible n’échappa pas à la fausse soubrette qui répondit sur un ton de reproche:
– Ah! chevalier, vous me méprisez sans doute à cause de… ce que vous avez vu tout à l’heure!…
– Et où prenez-vous cela, ma belle enfant?
– À vos manières, chevalier, qui ne sont pas les mêmes que tout à l’heure.
– C’est que, répondit franchement le chevalier, tout à l’heure vous étiez une femme qu’un malappris outrageait et, vous venant en aide, vous aviez droit, naturellement, à mon respect. Tandis que maintenant…
– Maintenant je redeviens ce que je suis, une humble servante, et je n’ai plus droit qu’à la banale politesse qu’un homme de votre rang accorde à une personne de ma condition… C’est bien cela, n’est-ce pas, chevalier?
– Mais… j’avoue que oui, fit le chevalier assez étonné des exigences de cette personne qu’il venait de surprendre dans une posture qui ne lui permettait pas d’avoir une haute opinion de sa vertu, et qui, de plus, remarqua alors, pour la première fois, que cette étrange soubrette négligeait de faire précéder son titre de chevalier du mot «monsieur», tout comme s’il eût été son égal.
– Les apparences sont souvent trompeuses, reprit l’inconnue.
– En ce cas, si vous n’êtes pas ce que vous paraissez être, et si vous tenez, de ma part, aux égards qui sont dus à un rang supérieur à celui que vous affichez, dites-le franchement.
– Eh bien! oui, je ne suis pas ce que je parais être. Mais…
– Madame, fit vivement le chevalier qui tout aussitôt se leva, il suffit… Je ne vous demande pas de trahir l’incognito qu’il vous a plu de garder. Vous agirez à ce sujet comme bon vous semblera… Toutefois, je tiens à vous dire que vous pourrez vous confier en toute assurance à ma loyauté et à ma discrétion.
– Je le sais, aussi n’hésiterai-je pas à me faire connaître… quand le moment sera venu.
Le chevalier se contenta de s’incliner, attendant patiemment qu’il plût à l’inconnue de s’expliquer.
– Ce qui me paralyse maintenant, reprit la soubrette comme se parlant à elle-même, c’est l’humiliante posture dans laquelle ce misérable officier m’a placée.
Ceci était dit avec un accent douloureux si sincère que le chevalier, ému malgré lui, s’écria:
– Parlez sans contrainte, madame! je vous jure que j’ai oublié pour toujours le délicat incident auquel vous faites allusion… je ne vous ai jamais vue… je ne vous connais que depuis que vous m’avez fait l’honneur de pénétrer ici.
– Merci, chevalier… Vous êtes brave, loyal et… bon… tel que je vous concevais… Pourtant, quelle que soit ma honte, il faut bien que je vous dise que c’est pour vous que j’ai été exposée à cet outrage.
– Pour moi? s’exclama le chevalier.
– Eh! oui… pour vous!… Il fallait que je vous visse, il le fallait coûte que coûte, et ce misérable en a abusé pour m’imposer… Oh! mais celui-là, je le retrouverai, et alors, malheur à lui!…
Ces dernières paroles étaient dites avec un accent de haine farouche si terrible que d’Assas frissonna.
Cependant un tel aveu fait avec cette impudeur cynique – ou inconsciente – le plongeait dans un état de malaise irritant, en même temps que, sans le vouloir, sans même s’en rendre compte, son visage prenait une expression de froideur caractérisée.
– Hé! bon dieu! madame, qu’aviez-vous donc de si urgent et de si important à me dire qui valût un tel… sacrifice de votre part?
– Fallait-il donc vous laisser mourir?… Vous ignorez sans doute que vous avez des ennemis puissants acharnés à votre perte?
– J’entends bien, reprit d’Assas très calme et de plus en plus froid… mais le sacrifice que vous avez fait n’est pas banal… et je ne m’explique pas à quel sentiment vous avez obéi en…
– En vous faisant le sacrifice de mon honneur?… en foulant aux pieds toutes les pudeurs?… en me livrant passive à l’étreinte d’un inconnu?… Hé! monsieur, demandez-moi donc aussi à quel sentiment j’ai obéi en risquant ma vie pour venir vous avertir de ne jamais mettre les pieds dans le petit pavillon situé en face du vôtre dans cette mystérieuse demeure de la ruelle aux Réservoirs?… car le fantôme masqué qui vous a apparu une nuit…
– C’était vous? s’écria d’Assas stupéfait.
– Oui, c’était moi!… Est-il besoin de vous dire maintenant quel est le sentiment qui m’a guidée?… ne le devinez-vous pas?… Faut-il vous dire que l’amour que j’éprouve pour vous est tellement absolu, tellement au-dessus de tout que ni la mort ni l’infamie n’ont pu me faire reculer?
– Ah!… pauvre femme! fit le chevalier sincèrement ému.
– Vous me plaignez?… et moi je suis heureuse et fière d’avoir fait ce que j’ai fait pour vous!… Je vous aime… je vous aime ardemment, vous le savez, vous le sentez maintenant…
Je vous ai aimé dès le moment que je vous ai vu, si jeune, si loyal, si beau, entouré d’embûches et de pièges, pris dans un mystérieux et infernal réseau où vous pouviez, où vous deviez laisser vos jours…
Et cet amour fait d’abnégations et de sacrifices, – je vous le jure, d’Assas, – cet amour est entré si avant dans mon cœur que moi qui, comme vous, suis aussi entourée de dangers terribles, moi qui suis dans la main de gens sans scrupules et doués d’un pouvoir immense, moi qui pourrais être brisée comme un verre si on soupçonnait seulement l’intérêt que je vous porte, je n’ai pas hésité à tout braver pour vous sauver…
Ah! je le sais, votre cœur est pris ailleurs… mais qu’importe! Regardez-moi, d’Assas, moi aussi, je suis jeune, je suis belle… et puis, qu’est-ce que je vous demande, moi?… rien!… Vivez d’abord, sortez de la tombe anticipée où l’on veut vous ensevelir, nous verrons bien après…
Je sais bien qu’un cœur comme le vôtre, lorsqu’il s’est donné, ne se reprend pas aisément… mais je vous aime tant… Voyez si j’ai hésité à me sacrifier… et puis, je saurai si bien vous envelopper de tendresse et de dévouement… je serai si humble, si soumise, je tiendrai si peu de place dans votre vie… je vous ferai si grand, si envié, je vous entourerai si bien de tous les bonheurs, de toutes les joies, qu’il faudra bien qu’un rayon de pitié, pour l’esclave que je serai, pénètre en votre âme…
Qu’est-ce que je vous demande en échange de ce sacrifice constant que je vous offre?… rien… que le bonheur de vous voir de temps en temps, de vous exprimer mon amour… rien qu’un peu d’amitié et de reconnaissance pour la pauvre femme dévouée que je suis… Le reste viendra après… plus tard, longtemps plus tard… quand vous aurez enfin oublié l’autre… et vous m’aimerez alors… car vous m’aimerez, d’Assas… vous m’aimerez, il le faut… je le veux… Votre amour, c’est toute ma vie!…
Pendant toute cette tirade décousue mais vibrante de passion sincère, d’abord ému, puis pris d’un soupçon qui s’enracinait en lui au fur et à mesure que la femme parlait, le chevalier était devenu d’une froideur de glace, et, avec un mépris qu’il ne chercha même pas à dissimuler, comme si ses soupçons se fussent changés en certitude, il s’écria sur un ton sourdement menaçant:
– Vous êtes la comtesse du Barry?
– Je suis la comtesse du Barry, en effet, répondit Juliette sans remarquer le ton singulièrement menaçant de cette question posée avec un calme glacial et surprise seulement de se voir reconnue.