Instinctivement, il se tourna du côté d’où était parti ce cri douloureux et vit la soubrette étalée par terre.
Sans hésiter un seul instant, il s’élança et en quelques enjambées fut sur la jeune fille qui se lamentait.
– Mordieu! pensait le poète, voilà un petit accident qui arrive fort à propos pour me mettre en relations avec cette charmante enfant.
Et, tout aise, il s’empressait de prendre dans ses bras et de relever la jeune fille qui, rougissante et confuse, le remerciait en souriant gentiment.
Crébillon, tout en la relevant, s’apprêtait à lui décocher un madrigal aussi galamment tourné que si elle eût été une duchesse pour le moins; mais il n’en eut pas le temps, car la gentille soubrette ayant essayé de faire un pas, soutenue par Crébillon, laissa échapper un nouveau cri douloureux et, devenant toute pâle, s’abandonna défaillante dans les bras de son cavalier, fort embarrassé, et qui, perdant la tête, lui disait piteusement:
– Hé là!… tout doux, mademoiselle!… là!… là!… je vous en prie, ne vous trouvez pas mal!… chère mademoiselle!…
Comme si elle eût entendu cette prière pressante, comme si elle eût deviné l’embarras de son cavalier, la soubrette ouvrit les yeux et murmura d’une voix mourante:
– Le pied!… le pied!… oh! je souffre horriblement!… Je vous en conjure, monsieur, posez-moi par terre, je ne puis rester debout!…
Crébillon s’empressa de faire ce qu’on lui demandait, prodiguant les paroles de consolation, se mettant à la disposition de la blessée, très sincèrement ému malgré lui par l’air de souffrance réelle répandu sur ce frais et gracieux minois.
La soubrette, cependant, pleurait à chaudes larmes et gémissait:
– Quel malheur! mon Dieu! quel malheur!
– Là! là! mademoiselle, calmez-vous… ce ne sera rien… une petite foulure sans doute… un rien…
– Hé! monsieur, gémit de plus belle la soubrette éplorée, il s’agit bien de moi… Madame!… cette pauvre madame!… elle est prise d’un terrible accès… le médecin l’avait bien prévu… et moi, sotte, qui vais me blesser stupidement… alors qu’une minute perdue peut être fatale à madame… Quel malheur!… je ne pourrai jamais aller jusque chez le droguiste… Que faire, mon Dieu?… que faire?… Et mon maître qui est absent… S’il arrive malheur à madame, je serai chassée…
Et, faisant un effort violent, la courageuse enfant se redressa, essaya de marcher, mais ses forces la trahirent; elle poussa un sourd gémissement et retomba en sanglotant:
– Je ne pourrai jamais…
– Mais, mademoiselle, fit Crébillon, je vous en conjure, ne vous désolez pas ainsi. Dites-moi plutôt ce qu’il faut faire chez ce droguiste, et j’y vais de ce pas, puisque vous ne pouvez marcher.
– Quoi, monsieur, vous consentiriez?… Oh! c’est la providence qui vous a placé sur mon chemin!…
– Allons! allons! disposez de moi, ma belle enfant… Et, puisque le danger est pressant, dites-moi vite ce que je dois faire.
– C’est très simple… et puisque vous avez la bonté de me venir en aide… allez chez le droguiste, dites-lui que vous venez chercher le médicament pour la crise prévue… il doit être prêt… peut-être trouverez-vous le docteur… il avait promis de venir surveiller lui-même l’exécution de son ordonnance… alors vous le ramènerez avec vous…
– C’est bon, fit Crébillon sans en écouter davantage, j’y cours!…
Et laissant là la soubrette qui gémissait toujours, il prit ses jambes à son cou et gagna en quelques enjambées l’herboristerie où il se heurta effectivement au petit vieillard qu’il avait vu la veille avec la jeune camériste.
En quelques mots, il lui raconta l’accident survenu ainsi que le danger pressant que courait la malade.
Le vieux médecin le suivit aussitôt en poussant des exclamations émues.
Tous deux revinrent à la blessée, qui, voyant le docteur, s’écria en joignant les mains:
– Vite! vite! docteur, madame est très mal!… courez!
– Mais, ma chère enfant, répondit le médecin, je ne puis vous laisser ainsi…
– Oh! docteur, je vous en prie, ne vous occupez pas de moi… allez, allez… s’il arrivait un malheur en l’absence de monsieur, je ne me le pardonnerais pas… il est si bon, monsieur!… quel chagrin pour lui!…
– Non pas, fit le docteur, nous ne sommes pas à une minute près, Dieu merci!… Allons, faites voir ce peton… Oh! oh! comme il est enflé!… Vous ne pouvez rester ici, reprit le vieillard avec autorité.
Et se tournant vers Crébillon:
– Monsieur, reprit-il, puisque le hasard vous a mis si fort à propos sur notre route, mettez le comble à vos bontés… aidez-moi, je vous en prie, à transporter cette enfant jusqu’à la maison, là, tout près… à deux pas…
– Mais de grand cœur! répondit le poète qui se baissant aussitôt, enleva dans ses bras encore robustes ce léger fardeau et, précédé du médecin, se dirigea vers la fameuse maison, rayonnant de joie à la pensée qu’il allait pouvoir y pénétrer d’une manière aussi simple.
Le médecin pendant ce temps grommelait à l’adresse de la jeune fille:
– Petite imprudente!… une foulure, ça peut être très grave, savez-vous?…
– Docteur! docteur! gémit la petite imprudente… aïe, que je souffre!… Je vous en prie, occupez-vous de madame!…
– Mais oui… tenez-vous en repos… je suis là, moi… sac à jujube!… Il ferait beau voir qu’un malade osât trépasser sans mon consentement… Ne vous agitez donc pas ainsi!…
Cependant les trois personnages étaient entrés et se trouvaient dans un couloir assez étroit.
– Où faut-il déposer mademoiselle? demanda le poète.
– Par ici, s’il vous plaît, répondit le médecin qui se dirigeait vers une porte.
Mais la blessée s’écria vivement:
– Non! non! pas ici, docteur… là-haut!… là-haut!… dans la chambre de madame!…
– Mais puisque je vous dis que je suis là, reprit le docteur, qu’il n’y a rien à craindre…
– N’importe! je veux être là… je veux voir… je vous en supplie, monsieur, montez-moi là-haut… dans la chambre de madame!…
– Ah! la petite entêtée, murmura le docteur en refermant la porte qu’il avait déjà ouverte. Allons, monsieur, reprit-il en s’adressant à Crébillon, je suis confus d’abuser ainsi… un tout petit étage… Ah! les femmes! les femmes!
– Oh! fit le poète dont le cœur battait violemment, car il sentait qu’il touchait au but. Oh! disposez de moi… je monterai où vous voudrez.
Arrivé au premier, le vieux médecin qui marchait le premier, ouvrit une porte et s’effaça pour laisser entrer Crébillon et son fardeau.
Le poète se trouvait dans une chambre à coucher faiblement éclairée par une veilleuse, car les volets étaient poussés et les rideaux tirés pour éviter que le jour n’incommodât la malade qui reposait là.
Le docteur approcha un fauteuil dans lequel Crébillon déposa la jeune carriériste qui répétait toujours stoïquement:
– Madame!… voyez madame!…
Mais le docteur, très calme, sans se presser, prit une chaise, la plaça devant la jeune fille, et malgré ses protestations ne consentit à s’occuper qu’après avoir déposé les jambes de la petite entêtée, comme il répétait sans cesse, allongées sur la chaise.
Alors seulement il s’approcha d’un grand lit et tira les rideaux.
Les yeux de Crébillon se portèrent de ce côté-là.
Dans le lit reposait une dame d’une cinquantaine d’années, pâle, défaite, les joues creuses, rigide. On eût juré un cadavre si un spasme léger qui soulevait de temps en temps la poitrine n’eût démontré que toute vie ne s’était pas encore retirée de ce corps amaigri.
Les yeux étaient fermés et des lèvres pincées s’échappait un mince filet de salive sanguinolente. La malade ne gémissait pas et paraissait être évanouie. Le vieux docteur souleva les lèvres: les dents, dessous, étaient nerveusement serrées.
Toujours très calme, méthodiquement, sans se presser, le docteur prit un instrument dans une trousse qu’il sortit de sa poche en même temps qu’un minuscule flacon, versa quelques gouttes dans une cuillère et, s’adressant au poète:
– Monsieur, dit-il, si j’osais…
– Dites, monsieur, je suis à vos ordres, répondit Crébillon, voyant qu’il hésitait.
– Voici, reprit le docteur, pendant que je vais desserrer les dents de la malade, auriez-vous l’extrême obligeance de verser les quelques gouttes que voici dans sa bouche.
– Mais très volontiers, répondit le poète qui s’approcha, prit la cuillère que lui tendait le docteur et se tint prêt à faire ce qu’on lui demandait, tout en songeant: Corbleu! j’ai fait fausse route!… c’était bien la peine de me donner tant de mal pour arriver à un résultat aussi piteux… Allons, décidément, il me faut rechercher et retrouver à tout prix ce chevalier d’Assas… puis que lui seul pourra me faire retrouver Jeanne.