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– C’est ce que j’ai dit aussi. Mais le maître prétend que cette dame n’étant plus à craindre pour nous… celui que vous savez ne songeant plus à elle… la laisser mourir sans lui venir en aide serait un crime inutile.»

Crébillon, de plus en plus intéressé par l’étrange récit que lui faisait Noé, s’était assis sur son séant et écoutait maintenant très attentivement son ami qui, flatté de cette attention soudaine, continuait:

«Le valet répondit:

– Excusez ma question, mon cher comte, mais depuis que je suis enfermé dans cette sorte de prison, je suis plus ignorant des choses de la cour que le plus provincial des hobereaux… Alors c’est bien vrai?… le roi est tout occupé de la comtesse?…»

Ici, Noé parut faire un effort de mémoire.

– C’est bizarre, reprit-il, le nom de cette comtesse ne me revient pas… je l’ai sur le bout de la langue… il y a du vin dans ce nom-là… baril… barrique…

– Du Barry! fit Crébillon qui trouvait extraordinaire cette corrélation qu’il découvrait soudain entre les propos entendus dans un rêve par son ami et ce que lui avait dit le lieutenant de police.

– Du Barry!… C’est bien cela! fit Noé rayonnant, tu as deviné du premier coup, toi.

– Continue! répondit Crébillon qui semblait réfléchir profondément. Après, que s’est-il passé… dans ton rêve?

– Après?… Le gentilhomme a poussé un juron formidable et il a vertement relevé le laquais parce qu’il prononçait tout haut le nom du roi et de cette comtesse.

– Ensuite?

– Ensuite le gentilhomme qui était dans l’intérieur est sorti vivement, suivi du laquais; ils ont inspecté la rue et m’ont découvert sur ma borne.

– Et alors que s’est-il passé?

– Le gentilhomme est venu à moi; il m’a secoué… je crois même qu’il a dû me bâtonner quelque peu, car je me sens moulu comme si vraiment on m’avait battu cette nuit… Quel rêve!… Mais attends, Crébillon, ce n’est pas fini… Après m’avoir rossé de son mieux, le gentilhomme dit au laquais:

– Il n’y a rien à craindre pour ce coup-ci, ce n’est qu’un ivrogne qui cuve son vin. Mais une autre fois, mon cher, soyez plus prudent.

Là-dessus il est parti pendant que le valet tout penaud rentrait et fermait la porte sur lui. Mais ne voilà-t-il pas un rêve extraordinaire?

– Extraordinaire, en effet, répondit Crébillon qui sauta à bas du lit et qui, tout en s’habillant vivement, songeait: Tellement extraordinaire que je jurerais que mon sacripant de Noé est sorti et que ce rêve prétendu pourrait bien être une belle et bonne réalité. Je connais, du reste, cette boutique de droguiste, ce pavot d’argent… Où diable ai-je vu tout cela?…

Tout en songeant ainsi, Crébillon s’était approché de Noé qu’il inspectait de très près – ce qu’il avait négligé de faire jusque-là – et il constatait que les vêtements de son ami étaient maculés de boue comme s’il avait roulé dans un ruisseau.

Cette découverte confirmait les soupçons qui venaient de se faire jour dans l’esprit du poète qui, répondant à une idée qu’il paraissait suivre obstinément, s’écria soudain, au grand ébahissement de Noé:

– J’y suis!… je sais où est ce pavot d’argent!… Par la mort Dieu! j’en aurai le cœur net.

Et comme Noé le regardait avec un ahurissement profond, puisant machinalement dans sa tabatière de fortes doses de tabac qu’il se fourrait dans les narines, le poète ajouta sur un ton impératif:

– Allons! leste! debout!… nous sortons!

– Crébillon, fit la voix dolente de Noé, je suis bien malade… et j’ai bien soif pour sortir maintenant.

– Tu boiras et tu te soigneras en rentrant… Dépêche-toi, nous n’avons pas de temps à perdre.

Le ton impératif du poète, sa mine grave et soucieuse donnèrent sans doute à réfléchir à maître Noé, car sans plus rechigner, mais non sans pousser force soupirs, il se mit péniblement sur ses jambes vacillantes.

Alors le poète saisit une valise contenant des effets de rechange qu’ils avaient emportés, en sortit un costume complet appartenant à Noé et, le lui tendant:

– Habille-toi! fit-il toujours laconique.

Et, pour aller plus vite, lui-même se mit à dévêtir son ami pièce à pièce.

– Tiens! remarqua Crébillon, ton habit est déchiré.

– Pourtant, hier il ne l’était pas…

– Regarde toi-même, reprit le poète en mettant sous les yeux de Noé l’habit maculé qu’il venait de lui enlever.

– C’est ma foi vrai, fit Noé étonné, le galon est arraché aux revers… Pourtant hier…

– Arraché est le mot, pensa le poète. On dirait effectivement que ce galon a été arraché brutalement… Enfin, nous allons bien voir…

Aidé par Crébillon, Noé Poisson eut bientôt changé de costume, et les deux amis sortirent.

Sans hésitation, Crébillon prit le chemin des Réservoirs et entra dans la ruelle de ce nom, en se disant toujours tout bas:

– Nous allons bien voir.

Lorsqu’ils furent dans la ruelle, Crébillon s’arrêta devant la deuxième maison à droite, et comme il levait le nez en l’air, paraissant chercher quelque chose, machinalement Noé fit de même et resta bouche bée, les yeux écarquillés.

– Crébillon?… fit-il. Oh! comme c’est bizarre!…

– Quoi donc? fit Crébillon qui l’observait du coin de l’œil.

– Cette enseigne, continua Noé, ces paquets d’herbes, ce pavot d’argent… ils ressemblent étrangement à ceux que j’ai vus dans mon rêve!… Comme c’est bizarre!…

– C’est un reste de ton ivresse d’hier, répondit Crébillon qui continua son chemin, entraînant Noé qu’il tenait toujours par le bras.

Mais quelques pas plus loin, nouvelle exclamation de l’ivrogne qui venait de reconnaître la borne renversée qu’il avait vue dans son rêve.

Et comme Crébillon haussait les épaules avec incrédulité, Noé reconnut aussi le marteau de porte cassé, bien mieux, il trouva et ramassa un morceau de galon qui traînait par terre et qui ressemblait diantrement au galon de l’habit déchiré qu’il venait de quitter.

Mais comme l’ivrogne poussait des exclamations intempestives, répétant toujours:

– Oh! comme c’est bizarre!…

Crébillon lui dit en se croisant gravement les bras et de son air le plus sévère:

– Ceci vous prouve, monsieur Poisson, que non seulement vous vous êtes grisé hier, mais encore que vous êtes sorti… malgré le serment solennel que vous aviez fait… sans vous soucier de ce qu’il pourrait advenir de moi, votre ami… en sorte que s’il m’était arrivé malheur, vous n’auriez pu me venir en aide, comme il était convenu… et si j’étais mort… car je pouvais être tué… arrêté… que sais-je?… de quelle utilité m’auriez-vous été?… d’aucune!… et je serais mort par votre faute, assassiné par vous… mon ami!…

À cette verte mercuriale, à cette évocation de son ami mort par sa faute, le pauvre Noé, tout honteux, sentit des larmes lui monter aux yeux, et d’une voix humble et soumise il murmura:

– Pardonne-moi, Crébillon… mon ami!…

Le poète secoua douloureusement la tête comme pour dire: Je n’ai plus d’ami!

– Que faut-il faire pour réparer… parle!

– Écoutez, monsieur Poisson, les dangers que j’ai courus hier et auxquels j’ai échappé je vais les courir encore… Ce soir votre ami Crébillon sera peut-être enfermé dans quelque cul de basse fosse… Vous seul pourrez peut-être me tirer de là… Aurez-vous la volonté nécessaire pour rentrer à l’hôtellerie, n’en pas bouger… ne pas boire?…

Et tout en parlant, Crébillon s’était éloigné sans affection de la fameuse porte au marteau brisé, emmenant, naturellement, Noé avec lui.

Noé, sincèrement ému, répondit avec un empressement qui prouvait que son affection pour le poète était profonde et sincère:

– Je rentre à l’instant, Crébillon, et cette fois, si tu ne me retrouves pas tranquille et à jeun, passe-moi ton épée au travers du corps… je l’aurai mérité.

Et après avoir broyé énergiquement la main de son ami, Noé partit rapidement, sans tourner la tête, en secouant son gros ventre.

Crébillon, débarrassé de Noé, avisa une sorte de cabaret borgne qui se trouvait presque en face la porte au marteau, y entra, demanda une bouteille de vin et s’installa de façon à ne pas perdre de vue la mystérieuse maison.

Tout en buvant lentement son vin et en surveillant la porte, le poète songeait à Noé et reconstituait par la pensée ce qui avait dû se passer la veille pendant qu’il était chez le lieutenant de police.

– Pardieu! se disait le poète, le drôle s’est enivré, puis il est sorti. Il se sera affalé devant cette porte… c’est ce qu’il appelle s’être reposé sur une borne… Il aura ainsi, à demi assommé par l’ivresse, assisté à la conversation de ces mystérieux personnages… Découvert, il a été saisi à la gorge par celui qui est comte; brutalement secoué, le galon de son habit est resté entre les mains de celui qui le tenait et qui, voyant dans quel état se trouvait l’homme qu’il voulait étrangler, l’aura laissé retomber lourdement sur la chaussée… c’est ce que Noé appelle avoir été roué de coups. Le malheureux ne se doute pas qu’il l’a échappé belle… à moins que tout le reste ne soit réellement qu’un rêve.

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