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– Venez vite, dit-elle.

– Une seconde, ma bonne dame. Le gentilhomme vous recommande le secret le plus absolu. C’est toujours rapport aux papiers. Il paraît qu’il y a des mauvais garçons qui ne seraient point fâchés de fourrer leur vilain nez dedans.

Cette recommandation, il faut croire, répondait bien à des choses que Bertille savait, car elle parut la trouver toute naturelle et acquiesça d’un signe de tête.

Cependant, elle ne voulut pas quitter l’hospitalière maison sans prévenir et elle fit appeler le majordome qui, la voyant prête à sortir, s’écria tout ému:

– Madame sort?… Madame sait mieux que personne qu’elle est menacée puisque monseigneur nous a tant recommandé de veiller sur elle.

– Mon ami, dit Bertille avec douceur, il faut que je sorte. Il s’agit pour moi d’un devoir impérieux à remplir et je ne saurais hésiter… quand même il devrait m’arriver malheur. Mais, se hâta-t-elle d’ajouter, rassurez-vous, je ne cours aucun danger, et je serai de retour avant la nuit, très certainement.

Ceci était dit avec une grande douceur, mais sur un ton très ferme. Le majordome, en serviteur bien stylé n’osa pas se permettre d’insister et s’inclina. Sa surprise fut telle, le départ de la jeune fille si précipité, qu’il ne songea pas à lui offrir une escorte. Lorsqu’il y pensa, la jeune fille était déjà loin et il eut beau la chercher dans les environs de la rue du Four, il ne la vit plus.

Cependant, la vieille Marie-Ange, qui paraissait fort ingambe malgré son grand âge et son embonpoint, avait entraîné la jeune fille dans la rue Montmartre, grouillante de monde à cette heure de la matinée, et elles se perdirent dans la foule.

La hâte de Bertille n’excluait pas une certaine prudence et, à tout hasard, elle avait rabattu sur son visage le capuchon de la cape. Dans la rue, elle demanda:

– Où me conduisez-vous, brave femme?

– Au village de Montmartre, ma belle dame.

Bertille n’éleva aucune objection. C’était loin, mais c’eût été plus loin qu’elle n’eût pas reculé davantage. Dès les premiers pas, elles croisèrent le moine Parfait Goulard, ivre, à son ordinaire. Avec cette effronterie insolente qui le caractérisait, il chercha à dévisager la femme qui paraissait vouloir dérober ses traits aux passants.

La mère Marie-Ange avait, paraît-il, des principes sévères. Elle leva hardiment son bâton et lâcha une bordée d’invectives et d’imprécations au religieux sans vergogne qui déshonorait son habit. Elle avait bon bec, la vieille, et elle le montrait. Le moine passa sans insister, en riant de son gros rire égrillard. Cette vigoureuse défense eût rassuré la jeune fille, si elle avait eu des soupçons, mais elle n’en avait pas.

Un peu avant d’arriver à la porte Montmartre, comme elles passaient devant l’église Sainte-Marie-l’égyptienne, devant laquelle Marie-Ange ne manqua pas de se signer dévotement, un mouvement brusque de la jeune fille rabattit le capuchon sur ses épaules. L’espace d’une seconde son joli visage fut à découvert.

Un homme hâve, roux de poil, aux yeux vagues de visionnaire, sortait de l’église, à cet instant précis. Il demeura comme pétrifié sous le porche, les yeux ardemment fixés sur la radieuse apparition. Et une expression de joie extatique illumina ce visage ravagé de damné qui semblait porter l’enfer en lui.

Les deux femmes passèrent la porte et s’engagèrent dans le faubourg.

L’homme se mit à les suivre de loin, dévorant des yeux la fine et gracieuse silhouette de la jeune fille qui se détachait, au loin, sur la route blanche.

Tout en haut du faubourg, elles franchirent le petit pont de pierre qui enjambait le grand égout. Cet égout, bordé de saules, tout comme la jolie rivière de Bièvre qui serpentait mollement à l’autre extrémité de la ville, coulait à ciel ouvert, hors des murs, depuis la porte du Temple jusqu’à la rivière, au-dessous de Chaillot [15] .

Le pont franchi, elles prirent à gauche, contournèrent l’enclos de la Grange-Batelière, ayant au centre les ruines de sa chapelle détruite pendant les luttes de la Ligue, et vinrent aboutir à un carrefour où se dressait l’inévitable croix avec son soubassement pyramidal à plusieurs degrés.

Devant cette croix aboutissait un chemin assez raide qui, passant devant la chapelle du Martyr, longeait le mur d’enceinte de l’abbaye, enjambait une sorte de petite place où se dressait le gibet des Dames, passait devant la chapelle Saint-Pierre et dégringolait de l’autre côté de la montagne.

Ce fut ce chemin que prit Marie-Ange. Elle s’arrêta devant l’entrée de l’abbaye. Bertille avait probablement des raisons de se méfier des religieux, qu’ils fussent mâles ou femelles. Pour la première fois, un soupçon l’effleura. Elle s’arrêta et demanda:

– Vous me conduisez donc à l’abbaye?

– Sans doute. C’est là que vous attend le gentilhomme.

– Chez les religieuses? s’écria Bertille avec un mouvement de recul. Sans se démonter, avec un calme parfait, Marie-Ange expliqua:

– Chez les religieuses, oui ou non. Oui, parce que je suis au service des Dames. J’ai mon logis là-haut. Non, parce que je suis maîtresse chez moi. Et c’est chez moi que le gentilhomme blessé a été transporté.

L’explication satisfit la jeune fille. Elle suivit la vieille et franchit le seuil de l’abbaye.

La jolie Claudine de Beauvilliers n’était plus abbesse de Montmartre. Elle présidait aux destinées de l’abbaye du Pont-aux-Dames. Depuis onze ans, les dames de Montmartre étaient placées sous l’autorité de Marie de Beauvilliers. Certains chroniqueurs prétendent qu’elle était la sœur de Claudine. Nous n’oserions pas le certifier.

Marie de Beauvilliers n’avait pas encore vingt-quatre ans lorsqu’elle fut nommée abbesse de cet étrange couvent qui ressemblait à une de ces innombrables maisons de débauche qui pullulaient à l’époque dans Paris, plutôt qu’à une retraite monastique. Jusque-là, elle s’était montrée la digne sœur de ces fantastiques religieuses et sa conduite avait été de tout point à la hauteur de la réputation spéciale de la maison.

Lorsqu’elle se vit abbesse, elle se sentit brusquement touchée de la grâce. Celle qui avait donné l’exemple du dévergondage le plus effréné devint, du jour au lendemain, un modèle d’austérité et de vertu. C’était son droit, pensèrent les religieuses placées sous sa toute récente autorité. Évidemment. Seulement la nouvelle convertie entendit user de cette autorité pour que tout le monde, autour d’elle, fît comme elle et rentrât dans le droit chemin.

Ceci ne fit plus l’affaire des religieuses habituées depuis de longues années à une indépendance d’allures, une licence de mœurs qui, si elles étaient incompatibles avec leur état, ne leur en étaient pas moins devenues très chères. Il y eut des révoltes terribles au cours desquelles la nouvelle abbesse faillit plusieurs fois être assassinée. Les brebis s’étaient changées en tigresses.

Mais la jeune abbesse qui, jusqu’à ce jour, s’était montrée uniquement préoccupée de mille frivolités et d’intrigues galantes, se révéla tout à coup femme de tête, douée d’une indomptable énergie, d’une volonté de fer, et autoritaire en diable. Elle déjoua tous les complots, mata la révolte, brisa toutes les résistances. Les religieuses indisciplinées venaient de trouver en cette jeune femme, grande dame, fort jolie, de manières douces et enveloppantes, un maître impérieux devant lequel tout dut plier. Et celles qui voulurent tenter une dernière et désespérée résistance, apprirent à leurs dépens que cette main blanche, fine et parfumée, cachait une poigne robuste qui ne lâchait plus ce qu’elle avait saisi.

Il fallut se soumettre et revenir à la règle trop longtemps foulée aux pieds. À l’heure où Bertille venait d’y pénétrer, le couvent était rentré dans l’ordre, redevenu ce qu’il n’aurait jamais dû cessé d’être. Maintenant, l’abbesse, en pleine force, puisqu’elle n’avait pas encore trente-cinq ans, régnait sur la communauté en despote absolu et nulle n’eût été assez osée pour lui tenir tête.

Il convient de dire qu’en même temps qu’elle s’occupait du salut des âmes en les forçant à rentrer dans le devoir, Marie de Beauvilliers s’occupait aussi des corps et assurait le bien-être matériel de la communauté avec non moins d’activité et d’intelligente initiative. Elle poursuivait même ce but avec tant d’opiniâtreté, elle se montrait si peu scrupuleuse sur les moyens à employer qu’on eût pu supposer que la grandeur et la prospérité de la maison étaient son seul objectif et que tout le reste n’avait été accompli que dans cette vue. On ne se serait peut-être pas trompé.

Ce qui est certain, c’est que l’abbaye était bien changée depuis que, dans un de nos précédents ouvrages, nous y avons conduit nos lecteurs. Les jours de misère étaient si loin maintenant que jusqu’au souvenir en était effacé. L’abondance régnait dans la maison. Une belle enceinte clôturait le couvent, et on y eût vainement cherché la plus petite brèche par où pénétrer clandestinement. Les murs étaient hauts et bien solides. Les jardins étaient admirablement entretenus. Jardins d’agrément aux épais ombrages, vergers complantés d’une infinité d’arbres fruitiers, potagers, vignes, tout était travaillé avec soin, maintenu en pleine exploitation. Il en était de même des moulins.

[15] Dans l’enceinte même, toujours à ciel ouvert, il y avait un égout qui allait de la place Royale (alors inachevée) en longeant le mur de clôture du Temple, jusqu’à la rue Saint-Denis, à l’endroit appelé le Ponceau. Un autre coulait dans les mêmes conditions, le long de la vallée de Misère, aujourd’hui quai de la Mégisserie. (Note de M. Zévaco.)


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