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Léonora, en effet, se montrait impitoyable pour les amours de son époux. À part Marie de Médicis qu’elle feignait d’ignorer, elle ne tolérait aucune infidélité. Trompée, elle l’était sans cesse. Mais sans cesse aussi, elle découvrait la nouvelle trahison. Sans cesse, elle connaissait le nom de la nouvelle maîtresse de son mari et elle frappait sans pitié. En sorte qu’on pouvait dire justement que le baiser de Concini distillait la mort.

Et Concini le savait mieux que personne, lui qui avait vu tomber une à une ses maîtresses, les plus tendrement chéries, toutes frappées par un mal mystérieux et soudain.

Une fois encore, la terrible jalouse avait découvert le nid d’amour de l’infidèle. Une fois encore, elle venait l’y relancer. Un hasard fortuit, un péril commun surgissant inopinément avait retardé l’explication. Elle n’en serait que plus violente, plus terrible peut-être à en juger par le calme affecté par Léonora, plus effrayant, pour Concini qui la connaissait bien, que la plus effroyable colère.

Mais de ce que l’épouse avait découvert le nid, il ne s’ensuivait pas forcément qu’elle avait éventé l’oiseau, c’est-à-dire Bertille. Sinon Concini en serait quitte pour chercher un autre abri. Mais si oui?… Cette pensée le faisait frémir d’angoisse et il tremblait pour celle qu’il aimait.

Peut-être eût-il moins tremblé s’il l’avait possédée. Peut-être même eût-il été enchanté. Il ne se piquait pas de constance dans ses amours. Mais, précisément, il ne l’avait pas eue. Et tous ces obstacles qui semblaient se dresser comme à plaisir entre lui et celle qu’il convoitait ne faisaient qu’exaspérer son désir. Et ce qui n’eût été peut-être qu’un caprice devenait une passion violente, furieuse.

C’est pourquoi, en revenant près de sa femme, Concini avait cet air sombre, agressif que nous avons signalé.

– C’est fait, dit-il en rentrant.

Léonora approuva d’un signe de tête et, ainsi qu’il l’avait prévu, elle commença gravement:

– Assieds-toi, Concini, j’ai à te parler sérieusement.

C’était l’exorde redouté. Concini l’observa à la dérobée. Elle paraissait très calme, un peu grave. Mais elle n’était jamais plus menaçante que lorsqu’elle se montrait ainsi calme en apparence.

Concini se tint prêt à tout. Il obéit cependant et se jeta rageusement dans un fauteuil, en face d’elle. Mais le coup d’œil qu’il lui jeta eût fait pâlir toute autre que la Galigaï.

Cependant Léonora, toujours très calme, reprenait posément:

– Il serait temps, Concino, de pousser Maria à exiger du roi la cérémonie de son sacre toujours retardé.

Concini fut stupéfait. Il s’attendait à une scène de ménage et elle lui parlait politique. Il se garda bien d’ailleurs de laisser voir son étonnement. Mais, plus que jamais, il se tint sur la défensive. Et posément, comme elle:

– Pourquoi? fit-il. Crains-tu donc que, le roi venant à disparaître, on ne fasse état de ce sacre différé jusqu’à ce jour pour disputer la régence à la reine?

– C’est une raison qui a sa valeur et qui mérite qu’on l’étudie sérieusement, dit-elle. Tous les prétextes sont bons pour des agitateurs. Et celui-là en vaut bien un autre. D’autant que le roi, dit-on, a pris des dispositions testamentaires qui réduisent à sa plus simple expression l’autorité laissée à la régente. De là à dire que le roi l’a jugée indigne, il n’y a qu’un pas. On aura tôt fait de le franchir et on ne manquera pas de faire valoir comme argument que le roi s’est toujours refusé à faire sacrer la reine, précisément à cause de cette indignité.

– Mais c’est faux! s’écria Concini, soudain rembruni. Tout le monde sait, à la cour du moins, que le roi se dérobe uniquement parce qu’il a la terreur d’une grande cérémonie. On lui a prédit qu’il n’y survivrait pas.

Léonora eut un sourire livide et:

– Précisément parce qu’on sait que c’est faux, on le soutiendra avec plus d’énergie. Voyons, c’est élémentaire, cela.

– C’est vrai, corbacque! c’est vrai!

– Donc, reprit Léonora en baissant la voix, quand il n’y aurait que cette raison, elle est assez importante pour qu’on la prenne en considération. Mais c’est pour une autre raison, plus grave, à mes yeux, que je crois le moment venu de redoubler d’efforts pour arracher au roi ce sacre et ce couronnement différés depuis dix ans.

– Pour quelle raison?

– Parce que, dit Léonora d’une voix plus basse encore, un astrologue [14] a prédit que le roi n’atteindrait pas sa cinquante-huitième année et mourrait dans un carrosse, à la suite d’une grande cérémonie. Tu entends, Concini: dans un carrosse, à la suite d’une grande cérémonie.

L’époque était tout à la superstition. Le roi, qui pouvait passer pour un sceptique, n’échappait pas à cette contagion. Par suite de la prédiction dont parle la Galigaï, ce n’était jamais sans une secrète appréhension qu’il montait dans un carrosse. Et, depuis dix ans, il reculait sans cesse le sacre de la reine qui, du reste, le harcelait sans trêve à ce sujet.

Concini et sa femme, en leur qualité d’Italiens, étaient plus crédules que quiconque. Ils avaient une foi aveugle dans l’astrologie. Dans ces conditions, on comprendra que les paroles de la Galigaï excitèrent au plus haut point l’intérêt de Concini.

– Eh bien? demanda-t-il anxieusement.

– Eh bien! dit Léonora d’un air rêveur, on ne peut pas contrarier le destin. Je réfléchis que si nous avons échoué dans toutes nos tentatives contre le roi, c’est que nous avons négligé de tenir compte de la prédiction qui est formelle.

– Peut-être, dit Concini très sincèrement.

– Le roi, poursuivit Léonora, va sur ses cinquante-sept ans. Il frise la limite fixée par l’horoscope: premier point. Le sacre de la reine me paraît être la cérémonie désignée. Il est impossible de rêver cérémonie plus grandiose: deuxième point. Le carrosse se trouvera bien aussi… et alors nous aurons, réunies, toutes les conditions prescrites… Concino, si nous ne voulons pas voir crouler tous nos projets, il est temps d’en finir une bonne fois avec le roi… C’est pourquoi je dis: il faut, coûte que coûte, que la reine Maria obtienne cette grande cérémonie du sacre. Il nous faut l’exciter sans trêve pour que, de son côté, elle harcèle le roi.

Concini avait écouté attentivement et, comme à elle, la nécessité de ne pas contrarier le Destin lui apparut impérieuse. Ce fut donc sur un ton très convaincu et avec énergie qu’il dit:

– Tu as raison, il est temps d’en finir. Dès demain, j’entreprendrai la reine. Toi, de ton côté, ne laisse passer aucune occasion de l’exciter.

– Sois tranquille, dit-elle avec un mince sourire. Et elle ajouta:

– Ce n’est pas tout. Une autre affaire très importante.

L’incompréhensible indifférence de la Galigaï augmentait l’inquiétude de Concini qui tremblait sous son masque d’impassibilité. Certainement, elle dissimulait une arrière-pensée, elle méditait un coup.

Quoi?… Il ne savait pas. Mais il sentait que d’un instant à l’autre, elle frapperait et que le coup qu’elle porterait serait terrible, mortel peut-être.

Aussi la suivait-il dans ses tours et détours avec la même prudente attention du duelliste qui ne veut pas perdre une seconde le contact de la lame de son adversaire, sachant que cette seconde de faiblesse ou d’inattention peut lui être fatale.

Léonora, elle, soit qu’elle n’eût aucune arrière-pensée, soit qu’elle suivît un plan nettement tracé, poursuivit de son air paisible:

– J’ai reçu, ce matin, la visite de M. de Luçon.

– Pourquoi ne me l’as-tu pas dit à dîner? s’étonna Concini.

– C’est que tu paraissais pressé. Tu avais affaire en ville, avais-tu dit.

Il n’y avait aucune ironie dans ses paroles. Et elle le regardait toujours de ses grands yeux tendres, passionnément dévoués. Et elle souriait doucement.

– Que voulait-il, ce petit intrigant? fit-il d’un air dédaigneux.

– Il venait demander la place d’aumônier de la reine.

– Pas plus! s’esclaffa Concini. J’espère que tu l’as engagé à attendre quelques années… de longues années?

Et sérieusement:

– Je n’aime pas beaucoup ce jeune prêtre. Il a des allures qui m’inquiètent.

– Il nous a rendu service, ce matin, et je lui ai promis de faire signer sa nomination dès demain, dit tranquillement Léonora.

Concini la regarda d’un air étonné et:

– Diavolo! Il faut donc que ce service soit bien important.

– Il a acheté sa nomination, tout simplement.

– Tu m’en diras tant, sourit Concini. Et cynique, il ajouta:

– Combien?

– Dix millions, laissa tomber négligemment Léonora. Concini bondit, effaré:

[14] En 1607, des livres d’astrologie furent vendus à la foire de Francfort, annonçant la mort du roi dans sa 59e année. Ces livres furent diffusés à Paris, Pierre de l’Estoile, valet de chambre du roi, les a vus avant que le Parlement ne les fasse saisir.


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