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– Monseigneur, nous vous avons signalé qu’un meurtre abominable a été commis et que nous avons vu arrêter le meurtrier, qu’on a quelque peu malmené, selon la coutume.

Concini se retourna vers Bertille pour juger de l’effet de ces paroles. Alors, sur son dos, avec des mines hilares, les trois, d’un commun accord, se livrèrent à une pantomime effrénée. Des bras agités frénétiquement, de la tête, des yeux, des lèvres qui remuaient sans laisser échapper un son, ils disaient, ils criaient de façon très claire, qui ne permettait aucune fausse interprétation:

– Ce n’est pas vrai!… N’en croyez rien!

Et Bertille, à qui s’adressait cette expressive mimique, les crut sans savoir pourquoi. Si bien que Concini, qui s’attendait à la voir enfin abattue et meurtrie, fut stupéfait de la trouver droite, aussi fière et aussi résolue.

Il se retourna brusquement, comme s’il avait eu l’intuition d’une trahison de ses hommes, et il les vit raides, impassibles. Il les considéra un instant, le sourcil froncé, réfléchissant, et d’une voix radoucie:

– Pourquoi n’êtes-vous pas sortis quand je vous ai fait signe? demanda-t-il.

– Monseigneur, nous n’avons pas remarqué.

Concini les fouilla d’un regard perçant. Ils prirent leur mine la plus ingénue. Sans insister, Concini dit:

– Je n’aime pas les distractions dans le service. Passe pour cette fois, mais n’y revenez plus. Maintenant descendez au rez-de-chaussée et ne montez que si j’appelle. Allez!

Ils sortirent. Derrière eux, Concini ouvrit la porte toute grande et écouta. Ils descendirent l’escalier bruyamment. Concini ferma la porte et donna un double tour de clé en murmurant:

– Demain, je réglerai leur compte à ces sacripants… Je n’ai plus confiance en eux.

Il jeta un coup d’œil sur Bertille qui n’avait pas fait un mouvement, et, sans lui dire un mot, il reprit sa marche dans le rectangle qu’il avait adopté, loin d’elle. Et tout en marchant, il jetait des regards furtifs sur elle. Cette promenade dura un quart d’heure. Il ne pensait plus à s’en aller. Il ne pensait plus à lui accorder un délai. Son désir l’avait repris plus tenace, plus impérieux. Il murmura, comme pour s’excuser à ses propres yeux:

– La maîtresse d’un truand! J’aurais bien tort de me gêner! Il se rapprocha d’elle, résolu à en finir:

– Avez-vous réfléchi aux propositions que je vous ai faites? dit-il, ramenant brusquement la conversation à son point de départ.

– Vous m’avez fait des propositions?… vous?…

Il pâlit, ses poings se crispèrent. Il hocha la tête comme pour dire: nous réglerons toutes ces impertinences. Et tout haut, s’efforçant de paraître calme:

– Soit. Je vais donc me répéter. Je vous offre une somme de cent mille écus, une maison montée sur un pied princier, un titre: marquise, duchesse si vous voulez. J’ajoute autant de bijoux que vous en pourrez désirer. Attendez… ne vous fâchez pas, j’achève. En échange, je ne vous demande rien que ceci: autorisez-moi à vous visiter, à vous faire ma cour si mieux vous aimez… le reste viendra tout seul. Dites un mot, un seul: Oui! et je sors à l’instant et vous ne me reverrez qu’en plein jour, libre, sans contrainte, sans appréhension. Répondez, dois-je me retirer?

Et tout en parlant, il se rapprochait sournoisement de plus en plus. Elle avait dû déjà faire deux pas en arrière. Elle s’aperçut que si elle le laissait faire, elle serait bientôt acculée au mur. Elle serra nerveusement le manche du poignard et l’avertit:

– Ne bougez pas! restez où vous êtes! Il obéit, docile en apparence, et il insista:

– Répondez-moi.

– Vous m’avez demandé si vous me faisiez horreur. Je vous réponds: c’est plus que de l’horreur que j’éprouve pour vous. C’est du mépris et du dégoût. Je préfère la mort à votre contact répugnant.

– Eh bien, tu seras à moi quand même! rugit Concini.

Il y avait déjà un moment qu’il préparait son coup. Il bondit brusquement.

Elle leva le bras et l’abattit dans un geste foudroyant. Mais il la surveillait; il avait prévu le geste. Il rejeta vivement le torse de côté. Le petit poing armé fut happé au passage par ses deux poignes tendues.

Ce ne fut pas long. Ce bras blanc, ferme, potelé, ce faible bras de femme, il le tordit, le pétrit. Elle eut un cri déchirant: le poignard, échappant à ses doigts meurtris, venait de tomber sur le parquet.

Avec un éclat de rire sauvage, il le repoussa d’un coup de pied violent et la saisit à pleins bras. Il ricanait toujours. Dans l’état de surexcitation où il se trouvait, joint à l’animation de la lutte, le masque de l’homme civilisé tombait sans qu’il en eût cure, les mauvais instincts de la brute reprenaient le dessus. Et oubliant de surveiller sa prononciation, il grognait entre deux éclats de rire, dans un baragouin moitié français, moitié italien:

– Ah! poveretta, tou croyais me faire ricouler!… Tou ne me connais pas… Te voglio! te voglio! et porco dio! tou seras à moi!…

Elle se raidit, la tête rejetée en arrière, pour éviter l’odieux baiser. Et de ses petits poings fermés, elle frappait comme elle pouvait, au hasard.

Lui, il resserrait son étreinte, il la poussait vers l’estrade et il ricanait:

– Frappe… mords… égratigne… Tes coups sont des caresses pour moi!

Pourtant, à force de se tordre, de se débattre, elle finit par lui glisser des mains, elle réussit à se dégager. Elle n’avait plus qu’une pensée lucide: gagner du temps, ne fût-ce qu’une minute… atteindre la porte. Et puis? Est-ce qu’elle savait!… Un miracle pouvait se produire. Ces trois hommes qui avaient pitié d’elle, tout à l’heure, interviendraient peut-être… Le plafond pouvait s’écrouler et l’écraser… le plancher s’effondrer et l’engloutir… Elle ne savait plus, tant son affolement était grand.

Dans sa lutte, elle s’était laissé acculer contre la petite porte. Si cette porte s’ouvrait, c’était peut-être le salut. Elle essaya de l’ouvrir. Elle était fermée à clé, et la clé n’était pas sur la serrure. Alors tenter de gagner la grande porte?… Mais il fallait contourner l’estrade et son lit monstrueux. Quel chemin à franchir! Et le fauve était là qui guettait, qui la harcelait et barrait la route. Elle fit un appel désespéré au sang-froid et tenta l’aventure. Et dans cet espace d’angle réduit, ce fut la fuite raisonnée, méthodique. Elle, renversant tout ce qui se trouvait à portée de sa main, accumulant les obstacles, les yeux dilatés, hagards, obstinément fixés sur le but à atteindre, les forces décuplées par le désespoir. Et comprenant que s’il la saisissait à nouveau, si elle tombait, si elle s’évanouissait, elle était perdue, elle agissait avec une hâte prudente, attentive à tout, ménageant ses forces. Et cependant, sans interruption, elle poussait de longs cris de détresse.

– À moi!… À l’aide!…

Lui, exalté jusqu’à la folie furieuse, la violence de son désir exaspéré par cette résistance acharnée, il la serrait de près, ne lui laissait pas gagner un pouce de terrain. Il enjambait ou écartait à coups de pied les obstacles et il la poussait avec acharnement, cherchant à l’acculer contre l’estrade. Et, défiguré, hideux, il grognait d’une voix qui n’avait plus rien d’humain:

– Je t’aurai!… Tu seras à moi!…

Elle sentait ses forces s’épuiser; elle n’en pouvait plus; elle était à bout de souffle, ses cris se changeaient en râles.

Il comprit qu’elle faiblissait. Il redoubla d’efforts, précipita ses attaques. Enfin, ses deux griffes s’abattirent sur ses épaules et la maintinrent. Il la tenait à nouveau. Il eut le grognement joyeux du fauve qui s’apprête à déchirer sa proie:

– Je te tiens!… Tu es à moi!…

Haletante, ruisselante de sueur, déchirée, meurtrie, échevelée, l’esprit chaviré, n’ayant plus une pensée lucide, l’instinct de la conservation, seul, lui fit tenter un suprême effort. Effort vain. Il la tenait bien, cette fois-ci. Alors, un nom monta de son cœur à ses lèvres et jaillit irrésistible, spontané, dans un dernier appel déchirant:

– Jehan! À moi, Jehan!…

Délire? Hallucination? Il lui sembla qu’une voix lointaine, assourdie, tonnait dans le silence de la nuit: «Me voici!»

Hélas! ce n’était qu’une illusion. Le miracle espéré ne se produisit pas. Nul sauveur n’apparut. Et le monstre, dont elle sentait le souffle rauque lui brûler le visage, le monstre raillait:

– Appelle!… Nul ne t’entendra!… Nul ne viendra à ton secours!… Rien ne peut t’arracher à mon étreinte.

Illusion heureuse, toutefois, car dans son cerveau prêt à sombrer dans la folie, une détente se produisit. L’aube d’une espérance, si incertaine qu’elle fût, lui donna des forces nouvelles. Avec la raison, un peu de sang-froid lui revint. Et elle se raidit, se tordit, griffant, mordant, frappant des genoux, s’acharnant inutilement à s’arracher aux serres puissantes qui la tenaient solidement. Et le même appel, plus douloureux, plus désespéré, jaillit encore une fois de ses lèvres décolorées:

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