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Une lueur de contentement passa comme un éclair dans la prunelle sombre de Concini. Elle la saisit au passage comme elle avait saisi l’intonation. Et cette fois encore, elle dissimula son impression avec une puissance de volonté remarquable. Très calme, elle continua:

– Peut-être serait-il bon que vous fussiez comme moi. Vous comprenez?

– Je ne suis pas de cet avis, fit-il vivement. Je pense, au contraire, qu’il est préférable qu’on sache que j’ai passé cette nuit chez moi… Et je m’arrangerai pour qu’on le sache.

Elle réfléchit une seconde, le sourcil froncé, et:

– Peut-être, en effet, avez-vous raison.

Concini laissa échapper un soupir de satisfaction.

Elle pensa:

– Il est content d’avoir sa nuit libre! Va, Concino, va!… Cours à ton rendez-vous galant!… Je saurai bien où tu es allé!…

Et tout haut:

– En tout cas, abstenez-vous de sortir ce soir…

Elle suspendit la phrase. Concini ne broncha pas. Elle acheva:

– Ou tout au moins, attendez jusqu’à… onze heures et demie, minuit… Oui, je pense que tout sera fini à minuit.

Et s’oubliant elle-même, avec une sollicitude inquiète qui eût touché tout autre que l’époux indifférent:

– Je crois avoir tout calculé, tout prévu… mais qui sait ce qu’un hasard malencontreux peut faire surgir?… Que nul ne puisse dire qu’il t’a vu par les rues de la ville entre… neuf heures et minuit. Crois-moi, Concinetto, reste chez toi… durant ces trois heures… Nous jouons nos têtes, Concino… Ne l’oublie pas!

Avec une docilité et une douceur inaccoutumées, il assura:

– Je ne bougerai pas du logis, de toute la nuit… je te le promets, Léonora.

Elle tressaillit. Elle sentit une bouffée de sang aviver le rouge qui fardait ses joues. En elle-même, elle songea, désespérée:

– Il ira… Il ira, mais pas avant minuit… J’ai le temps!… Et d’une voix qui tremblait un peu, elle dit doucement:

– Va, Concino… Ne la fais pas attendre plus longtemps.

Cette fois, une ride imperceptible passa comme une ombre fugitive sur le front de Concini. Sa main, qui caressait sa moustache d’un geste machinal, retomba mollement; une légère contraction de la bouche marqua sa contrariété. Ce fut d’ailleurs extrêmement rapide, insaisissable… pour tout autre que la femme jalouse qui l’épiait ardemment. Comédien consommé, il prit à l’instant le masque de la passion. Et pirouettant sur ses talons avec une grâce juvénile, après un geste d’adieu à sa compagne, il s’éloigna en fredonnant une chanson d’amour d’un air conquérant, le teint animé, l’œil noyé de langueur, vif, léger, merveilleusement jeune et débordant d’impatience amoureuse.

Léonora le suivit d’un long regard chargé de passion – bien sincère, celle-là, – et, maintenant qu’il n’était plus là pour le voir, elle montrait un visage ravagé par la douleur et les affres de la jalousie.

Quand la porte du petit retrait se fut fermée sur Concini, elle parut se réveiller. Elle secoua la tête d’un air sombre et reprenant, elle aussi, son masque d’indifférence, elle partit d’un pas ferme. Mais, sous son calme apparent, elle sanglotait dans son esprit révolté:

– Concino est amoureux!… Et je ne m’en étais pas aperçue!… Je n’ai rien vu, rien remarqué!… Ai-je donc été aveugle? Se peut-il qu’il m’ait jouée à ce point, moi?… Mais non, je m’affole… je le connais bien, voyons!… Ceci, c’est certain, est tout récent!… Caprice ou passion? Qui peut savoir avec une nature ardente comme la sienne. En tout cas, caprice ou passion, ceci peut être mortel… ceci est à enrayer coûte que coûte. N’est-ce pas une malédiction que Concino aille s’amouracher sottement à l’heure précisément où Maria va se trouver libre, à l’heure où, régente, elle sera la maîtresse absolue de ce magnifique royaume!… à l’heure, par conséquent, où nous avons besoin d’être entièrement à elle, pour la diriger dans des voies… propices à nos intérêts!… Et elle? Qui est-ce?… Qui?… Pas une femme de la cour assurément, j’aurais déjà éventé l’intrigue! Alors, qui?… Oh! celle-là, malheur! malheur à elle!… Cristo santo! il m’en coûte déjà trop de supporter Maria, je n’en tolérerai pas une autre!… Ce soir, Concinetto mio, va la voir, va!… Demain je saurai qui elle est, comment elle s’appelle, où elle demeure… et alors, nous réglerons nos comptes!

Laissons la Galigaï s’acheminer vers son logis et lancer Jehan le Brave sur Henri IV. On a vu, d’autre part, que si elle avait admirablement réussi à surexciter la fureur jalouse du jeune homme, elle avait lamentablement échoué dans la partie la plus essentielle du plan machiavélique qu’elle avait conçu: le meurtre du roi! Il est vrai qu’il n’avait tenu qu’à un geste accompli à temps par le chevalier de Pardaillan. Mais il n’en faut pas plus pour renverser les combinaisons les mieux échafaudées.

Laissons-la prendre ses dispositions pour découvrir la passion récente de son époux, laissons-la machiner des plans de vengeance atroce contre cette rivale inconnue, qui surgissait malencontreusement à une heure si critique, et revenons à Concini.

Il comprenait très bien combien la situation était tragique et que le moindre faux pas de sa part entraînerait inévitablement la mort dans les plus effroyables tortures.

Il comprenait que tant que l’irréparable, c’est-à-dire la mort du roi, ne serait pas accompli, tant que cet irréparable ne serait pas officiellement liquidé par l’arrestation, le jugement, la condamnation et l’exécution du meurtrier, c’est-à-dire celui qui avait assumé la terrible responsabilité du geste visible, sa tête, à lui Concini qui avait armé le bras du meurtrier, ne tiendrait qu’à un fil.

Il comprenait enfin qu’il était tout entier dans la main de cette femme, auprès de qui il allait jouer la comédie de la passion, qu’il allait enlacer de ses bras robustes et que, selon qu’il aurait réussi à la convaincre ou non, elle pouvait d’un mot, d’un geste, à son gré, l’élever jusqu’aux plus inaccessibles sommets ou le précipiter au fond de l’abîme béant devant lui.

Oui, fortune, honneurs, gloire, puissance et la vie même, tout cela dépendait de l’attitude qu’il aurait durant l’heure qui s’ouvrait. Une seconde de distraction et il était perdu.

Assez audacieux pour avoir osé engager la partie, il avait trop de souplesse et d’astuce pour ne pas chercher à la diriger à son avantage, trop d’ambition pour, la gagnant en trichant effrontément, ne pas s’efforcer d’en tirer tout le profit possible.

Il joua son rôle en comédien génial. Il n’eut pas une défaillance, pas un oubli. Il fut tour à tour tendre et fougueux, violent et timide, mélancolique et enjoué, avec un tact admirable.

Il eut même ce bonheur extravagant d’être servi par l’impatience et l’énervement qui le rongeaient. Il eut, en effet, quelques accès, pendant lesquels on eût pu assez justement croire qu’il cherchait à étouffer, à déchirer cette femme que, tout en balbutiant des mots d’amour, il maudissait au fond de son cœur, en l’envoyant à tous les diables. Et ces manifestations d’une rage impuissante, elle les prit pour les emportements furieux d’une passion poussée jusqu’au délire.

Le tête-à-tête amoureux dura un peu plus d’une heure. Une heure qui lui parut, à lui, longue comme une éternité, à elle, brève comme une minute de rêve, d’inoubliables délices. Il la laissa brisée, meurtrie, mais heureuse, charmée, conquise.

Et délivré de l’abominable contrainte, joyeux de se sentir libre de ses actes et de ses pensées, il s’en fut droit à son logis de la rue Saint-Honoré. Il jouait de bonheur: Léonora était retournée au Louvre; il avait les coudées franches. Il fit appeler nos trois braves, et s’enfermant avec eux dans son cabinet, il leur donna des instructions minutieuses et précises.

Que voulait-il au juste? Voici:

Henri IV, dans ses aventures galantes, ne savait pas se passer de confidents. En dehors de La Varenne, homme à tout faire qui ne comptait pas, il avait une demi-douzaine d’intimes à qui il fallait absolument qu’il racontât ses espoirs et ses déceptions, ses joies et ses tristesses. Naturellement, chacun de ces intimes avait de son côté quelques intimes à qui il confiait, sous le sceau du secret, tout ce qu’un intérêt direct ne lui commandait pas de tenir secret. Autour de ce noyau, déjà assez considérable, gravitait la foule des intrigants qui se faufilaient, cherchant à surprendre un renseignement utile. Ajoutez la multitude des espions, hommes et femmes, qui, pour le compte des uns et des autres, épiaient, écoutaient, voyaient, devinaient et rapportaient tout, ou à peu près. Brochant sur le tout, et dans des circonstances graves, les ministres eux-mêmes entraient en branle et discutaient aussi gravement que s’il s’était agi des affaires de l’État.

Lorsque le roi s’était épris de Bertille, l’inévitable s’était produit. C’est-à-dire qu’il avait raconté sa passion naissante à ses intimes.

Ceux-ci s’étaient précipités rue de l’Arbre-Sec, dans l’espoir d’entrer en contact avec la belle et de faire leur cour à celle qui pouvait devenir une favorite, dispensatrice de charges et de faveurs. Nous avons dit qu’ils en avaient été pour leurs frais. Ils avaient pu entrevoir la demoiselle Bertille, comme on l’appelait, mais non l’aborder. Quelques-uns cependant s’étaient enthousiasmés de cette beauté.

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