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– À notre tour, en route! commanda gaiement Henri. Jarnidieu! Je veux profiter de l’escorte vraiment royale que ma bonne fortune me donne ce soir pour faire un tour dans ma bonne ville.

– Sire, dit gravement Pardaillan, Votre Majesté sait que nous sommes tout à ses ordres, mon compagnon et moi.

– Hum! remarqua malicieusement le roi, à la condition toutefois que ces ordres vous conviennent!

Pardaillan profita de l’obscurité pour laisser épanouir un sourire sur ses lèvres.

– Vous êtes de rudes compagnons, savez-vous bien, jarnidieu! insista le roi.

Et tout à coup, avec un air de désolation comique:

– Jarnidieu! jarnidieu! encore, toujours ce jurement sur mes lèvres. Misère de moi! je ne parviendrai donc pas à me corriger? Si mon digne confesseur, le docte père Coton, m’entendait, quel sermon il m’infligerait!

– Eh! Sire, en quoi le père Coton peut-il être si scandalisé? Jarnidieu n’est pas, que je sache, un si abominable blasphème.

– Voilà ce qui vous trompe. Pardaillan, dit gravement Henri. Coton prétend que jarnidieu signifie: je renie Dieu. Vous comprenez la gravité d’un tel juron dans ma bouche.

– Votre Majesté ne peut pas se contraindre et refouler ce jarnidieu damnable? fit Jehan qui s’était tu jusque-là.

Étourdiment, le roi s’écria:

– Affaire d’habitude… Coton ne veut pas le comprendre et il m’assomme de sermons à ce sujet.

– Il est cependant facile d’arranger les choses.

– Comment?

– Pardieu! Sire, puisque votre confesseur prétend que jarnidieu signifie: je renie Dieu; puisque vous prétendez que Coton vous assomme, reniez-le, dites: jarnicoton! Vous vous soulagerez à votre aise, et vous vous vengerez du même coup de votre confesseur qui ne pourra plus rien dire.

Le roi éclata de rire.

– Par ma foi, vous êtes un joyeux compagnon, jeune homme!… Jarnicoton me plaît! J’adopte jarnicoton et suis impatient de voir la mine que fera le digne père jésuite!

Henri avait pris le bras de Pardaillan. C’était encore une de ses habitudes: il fallait toujours, en marchant, qu’il s’appuyât ainsi sur quelqu’un. Il entraînait doucement ses deux compagnons dans la direction du Louvre. Il paraissait admirablement à son aise et tout joyeux de sa promenade nocturne.

Pas une fois il ne fit allusion à l’équipée du jeune homme qui marchait à sa gauche. Pas davantage il ne rappela le refus d’obéissance de Pardaillan et les paroles violentes qui avaient accompagné ce refus. Enfin, il ne souffla mot de la lutte soutenue contre les archers. On eût dit que tout cela était effacé de sa mémoire, n’avait jamais existé. Constamment il maintint la conversation sur ce ton de liberté familière qu’il affectionnait, riant de tout, plaisantant sur tout, mais ne faisant rien deviner de ses intentions et n’abordant que des sujets futiles ou insignifiants.

Lorsqu’ils furent arrivés au bas de la rue, le roi, sans y prendre garde, fit demi-tour et reprit en sens inverse le chemin qu’ils venaient de parcourir. Ils repassèrent devant la maison de Bertille et se dirigèrent, toujours riant et plaisantant, parlant haut, vers la rue Saint-Honoré.

Au beau milieu de la rue de l’Arbre-Sec se dressait la fontaine du Trahoir, construite sous le règne de François Ier , il y avait près d’un siècle. Ainsi placée, au milieu de la chaussée, dans une voie assez étroite, on comprend que cette fontaine gênait la circulation. Les habitants faisaient entendre des plaintes fréquentes à ce sujet, mais l’administration, qui de tout temps a toujours été la même, jugea opportun de les faire attendre environ un siècle encore avant de se décider à la transporter à l’angle des rues Saint-Honoré et de l’Arbre-Sec, ou elle subsiste encore, rebâtie sur de nouveaux plans, bien entendu.

Autour de cette fontaine, ombres tapies dans l’ombre, ils étaient trois qui, silencieux, la dague au poing, ramassés sur eux-mêmes, prêts à bondir, guettaient l’approche des trois promeneurs nocturnes. Ces trois-là étaient Escargasse, Gringaille et Carcagne, les trois braves que nous avons entrevus le matin même à la porte du logis de Jehan le Brave.

Le roi, nous l’avons dit, s’appuyait sur le bras de Pardaillan, qu’il avait à sa droite, Jehan le Brave se tenait à sa gauche. En approchant de la fontaine, le groupe appuya à droite, en sorte que le jeune homme se trouva dans la nécessité de frôler le monument.

Le roi et Pardaillan passèrent sans rien remarquer et sans que les trois malandrins aux aguets eussent bougé.

Jehan le Brave laissa passer ses deux compagnons, s’arrêta, posa son pied sur le bord de la fontaine et feignit d’arranger son éperon. En même temps, du bout des lèvres, dans un souffle, il laissa tomber quelques paroles brèves, recueillies par les oreilles attentives des trois braves. Et tout aussitôt, l’air indifférent, il s’éloigna, rejoignit Henri IV et Pardaillan, qui ne parurent pas avoir remarqué cet arrêt bref, et tous trois, tournant à gauche, s’engagèrent dans la rue Saint-Honoré.

Dès qu’il se fut éloigné, les trois braves sortirent de leur coin. Ils avaient des mines piteuses et déconfites et ils étaient pâles comme s’ils venaient d’échapper à un grand danger.

– Eh bé! murmura le provençal Escargasse, nous l’avons échappé belle!

– Un peu plus et nous attaquions le chef, expliqua Carcagne.

– Quelle grêle de coups se serait abattue sur nos crânes et nos échines! confessa sans fausse honte le Parisien Gringaille.

– Tais-toi, Gringaille, rien que d’y penser je me sens tout meurtri!

– Mais aussi, comment s’imaginer que c’était lui!

– Je me tuais de vous dire que j’avais reconnu sa voix!

– Lui, il nous a vus et reconnus sans nous avoir entendus!

– Et pourtant nous étions bien cachés!

– Cornedieu! il y voit la nuit comme un chat!

Ils étaient navrés d’avoir manqué une bonne aubaine et cependant ils exultaient. Ils roulaient des yeux terribles et se donnaient d’énormes bourrades. C’était leur manière d’exprimer leur joie d’avoir rencontré celui qu’ils appelaient «le chef» et pour lequel ils professaient une amitié et une admiration qui n’avaient d’égale que la crainte qu’il leur inspirait.

– Eh zou! reprit Escargasse, décampons vivement! Vous avez entendu l’ordre: le suivre de loin, sans attirer l’attention des deux autres, ne pas le perdre de vue et nous tenir prêts à intervenir à son signal. Ouvrons l’œil.

– M’est avis qu’il va falloir en découdre!

– Oui, mais l’expédition sera fructueuse. Il ne se met pas en train pour une affaire de piètre importance.

Tout en parlant, ils s’étaient déjà élancés, rasant les murailles, avec des allures souples de félins, sans que le moindre bruit trahît leur présence, et ils suivaient, l’œil au guet, l’oreille tendue, la main à la garde de la rapière, invisibles dans la nuit et ne perdant pas un mouvement des trois promeneurs.

Le roi avait tourné encore une fois à gauche et s’était engagé dans la rue de l’Échelle qui aboutissait aux Tuileries, sur les derrières du Louvre. L’évêque de Paris avait son échelle dans cette rue, et c’est probablement de cet instrument de supplice qu’elle tirait son nom.

Henri s’arrêta devant l’échelle et très naturellement, comme un simple guide qui renseigne le visiteur, il dit:

– En l’an 1344, Henri de Malestroit fut hissé, dûment enchaîné, sur une échelle semblable à celle-ci. On lui jeta de la boue, des pierres aussi. À la troisième exposition, il mourut.

Le roi prit un temps, et négligemment ajouta:

– Henri de Malestroit était coupable de crime de rébellion envers le roi.

Ses deux compagnons tressaillirent. L’allusion trop transparente était grosse de menaces.

Tranquillement, avec un air pour le moins aussi détaché, Pardaillan dit:

– Aujourd’hui, heureusement, on n’emploie plus guère ce supplice barbare et révoltant.

– Même pour les scélérats coupables du crime de lèse-majesté, ajouta Jehan.

– C’est vrai!… On les roue, dit froidement le roi qui se remit en marche.

Les trois braves s’étaient arrêtés aussi et surveillaient de loin.

– Que diable font-ils donc devant l’échelle? fit Escargasse. Non sans mélancolie, Gringaille observa:

– Comment d’honnêtes chrétiens peuvent-ils s’attarder ainsi devant ces inventions d’enfer qu’on appelle: gibets, estrapades, échelles, piloris!… Qu’y trouvent-ils donc de si attrayant? Pour moi, les mauvais bougres qui viennent bayer devant ces machines devraient tous être condamnés à y passer quelques heures. Vous verriez si après ce temps ils ne sentiraient pas la colique les saisir au ventre à la simple vue d’une de ces choses.

– C’est vrai, opina Carcagne. Pour moi, je confesse humblement que depuis le séjour forcé que je fis à l’une de ces machines – un pilori, je crois – je ne peux plus en voir sans éprouver une furieuse envie de détaler du côté opposé!

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