Gravement, elle répondit:
– S’il en est ainsi, j’oserai donc demander une grâce au roi. En échange de quoi je le tiendrai quitte de tout ce qu’il croit devoir me promettre.
– Parlez, et si ce que vous avez à me demander n’est pas impossible, foi de gentilhomme, c’est accordé, s’écria vivement le roi, charmé de la voir de si bonne composition.
Bertille parut réfléchir une seconde… Non qu’elle hésitât à formuler sa demande, mais parce qu’elle cherchait les termes dans lesquels elle la présenterait.
– Puis-je savoir, dit-elle, quelles sont les intentions du roi au sujet de ce jeune homme qui l’attend à ma porte?
Henri était loin de s’attendre à une pareille demande. Il s’arrêta net devant la jeune fille et fixa sur elle un regard scrutateur en songeant à part lui:
– Voilà donc où le bât la blesse!
Bertille supporta cet examen sans manifester le moindre embarras. Dans son regard si candide, si franc et si pur, le roi ne lut pas d’autre sentiment que l’anxiété. Il eut un demi-sourire malicieux et, avec une brusquerie affectée:
– D’abord, fit-il, qui vous a dit qu’il a été assez fou pour m’attendre?
Avec une assurance déconcertante, elle dit ingénument:
– Puisqu’il l’a promis!
– Au fait, dit Henri en l’observant, vous le connaissez sans doute mieux que moi et savez par conséquent si on peut se fier à sa parole?
– Mais je ne le connais pas!… Je ne lui avais jamais adressé la parole avant ce soir!… Je ne sais son nom que parce qu’il s’est nommé à Votre Majesté devant moi, tout à l’heure!
Il n’y avait qu’à la regarder pour être convaincu qu’elle disait vrai.
Le roi ne douta pas un seul instant. Mais il avait son idée, et il poursuivit:
– Si vous ne le connaissez pas, comment pouvez-vous savoir?
– Oh! Sire, vous n’avez donc pas regardé son visage?… Je ne suis qu’une petite fille ignorante, mais il me semble qu’avec une physionomie pareille on ne ment pas, on tient ce qu’on a promis.
– Soit, mettons qu’il en est ainsi que vous dites. Que vous importe ce que j’ai décidé à l’égard de ce jeune homme? Pourquoi, surtout, vous intéressez-vous à lui?
– C’est pour moi, pour me défendre, qu’il a osé braver la colère de Votre Majesté.
– Eh jarnidieu! de quoi se mêle-t-il?… Et d’abord, pourquoi et de quoi vous défendre?… Vous n’étiez pas menacée que je sache!
– En êtes-vous bien sûr, Sire?
Henri tressaillit. La voix si douce, si mélodieuse de la jeune fille, venait de prendre brusquement une intonation sévère qui résonna à son oreille comme une accusation directe. Il voulut la dévisager, mais dans ce regard si clair, obstinément fixé sur le sien, il lut une expression de reproche si significative que, pour dissimuler son trouble, il se hâta de reprendre sa marche à travers l’oratoire, en lui tournant le dos.
– Enfin, reprit-il après un silence, comment ce jeune homme s’est-il trouvé là à point nommé?… Il passe donc ses nuits à veiller sur votre seuil?… De quel droit?…
– Je ne sais pas.
Et, en disant ces mots, pour la première fois, elle rougit. Henri, qui ne la perdait pas de vue, reprit:
– Vous ne savez pas?… Eh bien, je le sais, moi, et je vais vous le dire: c’est qu’il vous aime.
Il pensait, par cette affirmation brutale, lancée d’une voix courroucée, la couvrir de confusion. Il croyait qu’elle allait rougir, baisser pudiquement les yeux, se récrier, jouer en un mot la comédie de convention en pareil cas. Il la voyait en tous points semblable aux jeunes filles de sa cour. Il dut reconnaître qu’il s’était étrangement trompé.
Très simplement, elle laissa éclater son ravissement. Elle joignit nerveusement ses mains blanches, leva ses yeux extasiés en une muette action de grâces, et dans un murmure très doux, pour elle-même:
– Oui, je me disais que tant de bonheur n’était pas fait pour moi. Mais, maintenant, je le sens, je le vois, il m’aime.
– Et vous aussi, vous l’aimez, avouez-le, cria le roi avec colère. Avec cette même franchise qui stupéfiait et déconcertait Henri, elle dit doucement:
– Pourquoi ne l’avouerais-je pas?… Quand je le voyais passer si fier et si hardi sous ma fenêtre, quand son œil étincelant se posait sur moi très doux et m’enveloppait de sa caresse, j’étais heureuse sans savoir pourquoi. Je ne savais pas que c’était cela l’amour… je ne savais pas si je l’aimais et s’il m’aimait, lui!… Quand je l’ai vu se dresser menaçant devant vous et vous interdire l’approche de ma porte, j’ai été bien heureuse. Je vous ai reconnu tout de suite. Lui aussi, j’en suis sûre, vous avait reconnu… Et pourtant, il n’a pas hésité… La pointe de sa rapière a menacé votre poitrine… la poitrine du roi!
– Ah! par la mordieu! je vous conseille de ne pas me rappeler ce bel exploit! gronda le roi.
Comme si elle n’avait pas entendu, elle reprit en s’exaltant à mesure:
– J’ai compris que s’il osait cette chose prodigieuse, c’est qu’il m’aimait… moi!… et j’ai été heureuse au-delà de tout. Et j’ai regardé, j’ai écouté passionnément, et j’ai vu qu’il allait vous tuer… Alors, sachant qui vous étiez pour moi, je me suis dit que je ne pouvais pas lui laisser répandre votre sang… et je suis intervenue à temps. Lui, il s’est mépris sur le sens de cette intervention. Je ne sais pas ce qu’il a cru, ce qu’il a pensé… mais j’ai deviné qu’il voulait mourir, que cette folle bravade de s’engager à vous accompagner au Louvre, c’était une manière de suicide… pour moi… à cause de moi… Et j’ai senti mon sang se glacer dans mes veines, et la lumière s’est faite en moi. J’ai compris que s’il mourait, je mourrais aussi, parce que, moi aussi, je l’aimais!
Elle n’avait pas parlé pour le roi. Elle avait pensé tout haut. Et maintenant qu’elle avait laissé déborder son cœur, se grisant, se berçant, se persuadant elle-même au son de sa propre voix, maintenant, elle poursuivait son rêve par la pensée, le teint animé, l’œil brillant, le corail de ses lèvres entrouvert par un sourire infiniment doux. Elle paraissait avoir complètement oublié la présence du roi qui, tout rêveur, la contemplait d’un œil émerveillé.
Et de fait elle était adorable dans sa pose chastement abandonnée qui eût inspiré un peintre de génie.
– Sornettes que tout cela, s’écria enfin Henri, chimères auxquelles il ne faut plus penser.
Bertille pâlit affreusement et fixant sur lui un regard anxieux, elle balbutia:
– Que veut dire le roi?
– Je veux dire que les rêves, les projets en rapport avec votre situation présente de jeune fille pauvre et obscure ne concordent plus avec la situation brillante que sera la vôtre demain. Il vous faut dire adieu au passé misérable et avoir des ambitions conformes au rang élevé qui sera le vôtre.
Une fois encore cette fille, décidément déconcertante, qui paraissait n’avoir aucun sens des idées les plus respectables – puisque tout le monde les voyait ainsi – cette fille étrange, malade assurément, eut le don de stupéfier le roi.
En effet, au lieu de l’explosion de joie et de reconnaissance à laquelle il était raisonnablement en droit de s’attendre, Bertille montra un visage bouleversé par la douleur, et joignant les mains dans un geste d’imploration, vivement, ardemment, elle s’écria:
– Je supplie Votre Majesté de ne point s’occuper de moi. Le rang et la grandeur ne me tentent point. Je vous jure que je ferais fort triste figure à votre cour, Sire. Ma situation, qui vous paraît misérable, me paraît, à moi, très enviable et très fortunée. Ma médiocrité ne me pèse pas. Loin de là, elle m’est chère et précieuse. Je me trouve très heureuse comme je suis et ne demande qu’une grâce, c’est de demeurer toujours dans la même situation.
Ébahi, décontenancé, Henri songeait:
– Quelle diable de fille est-ce là?… Je lui offre la fortune, une fortune qui éblouirait les plus riches et les plus puissants, et elle ne manifeste que terreur et désespoir.
Et tout haut, montrant le mobilier très modeste:
– Mais, c’est la misère, ici! Je vous offre un hôtel à vous. Vous aurez une maison montée comme une princesse, une nuée de laquais, femmes de chambre, écuyers, pages, dames de service, gentilshommes… Cent mille livres de rentes perpétuelles, un titre, marquise, par exemple, en attendant que je vous marie à quelque prince que nous choisirons jeune, brave et beau. Songez à ce que je vous offre. Réfléchissez avant de dire non.
Avec une sorte de colère, elle s’écria:
– Je ne veux rien, ni titres, ni rentes, ni mari!… Je ne demande qu’une chose: demeurer comme je suis. Les joyaux de ma mère constituent une petite fortune. Mon domaine de Saugis me rapporte bon an mal an deux mille livres de rentes. Je suis riche, Sire. Je ne dépense même pas mes revenus et les pauvres ont une part supérieure à celle que je me réserve. Je n’ai pas besoin de réfléchir… il y a des années que j’ai réfléchi à ce que je ferais si l’éventualité actuelle se présentait. Je vous supplie humblement mais fermement de m’oublier, de me laisser telle que je suis. Ma gratitude envers vous sera infinie si vous m’accordez cette grâce.