Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Ça complique un peu les choses, admit Lucien. Disons que la dame nous aura parlé de ce Stelyos et de la carte reçue il y a trois mois. Pour nous expliquer ses craintes, pour nous décider à piocher. Car n'oublie pas qu'on a pioché.

– Tu peux être sûr que je ne l'oublie pas, cette saleté d'arbre!

– Donc, continua Lucien, afin d'attirer la dame hors de chez elle, l'un de nous utilise cette ruse grossière, intercepte la dame gare de Lyon, l'emmène ailleurs et le drame commence.

– Mais Sophia ne nous a jamais parlé de Stelyos!

– Qu'est-ce que tu veux que ça foute à la police? Nous n'avons que notre parole et ça ne compte guère quand on est dans la merde.

– Parfait, dit Marc, tremblant de rage. Parfait. Le parrain a décidément des idées formidables. Et lui? Pourquoi pas lui? Avec son passé et ses aventures fli-cardières et sexuelles plus ou moins glorieuses, il ne détonnerait pas dans le tableau. Qu'en penses-tu, commissaire?

Vandoosler haussa les épaules.

– Figure-toi que ce n'est pas à soixante-huit ans qu'on se décide à violer les femmes. Ça se serait fait avant. Tous les flics savent ça. Tandis qu'avec des hommes de trente-cinq ans solitaires et à moitié cinglés, on peut tout craindre.

Lucien éclata de rire.

– Épatant, dit-il. Vous êtes épatant, commissaire. Votre suggestion à Leguennec m'amuse infiniment.

– Pas moi, dit Marc.

– Parce que tu es un pur, dit Lucien en lui tapant sur l'épaule. Tu ne supportes pas qu'on brouille un peu ton image. Mais mon pauvre ami, ton image n'a rien à voir là-dedans. Ce sont les cartes qu'on brouille. Leguennec ne peut rien contre nous. Seulement, le temps qu'il contrôle un peu nos extractions, nos cheminements et nos exploits respectifs, ça fait gagner une journée et ça mobilise deux sous-fifres pour rien. Toujours ça de pris à l'ennemi!

– Je trouve ça crétin.

– Mais non. Je suis sûr que ça fera beaucoup rire Mathias. Hein, Mathias?

Mathias eut un petit sourire.

– Moi, dit-il, ça m'est complètement égal.

– D'être emmerdé par les flics, soupçonné d'avoir violé Sophia, ça t'est complètement égal? demanda Marc.

– Et après? Moi, je sais que je ne violerai jamais une femme. Alors, ce que les autres en pensent, je m'en fous, puisque moi je sais.

Marc soupira.

– Le chasseur-cueilleur est un sage, proféra Lucien. Et de plus, depuis qu'il travaille dans le tonneau, il commence à savoir y faire en cuisine. N'étant ni pur, ni sage, je propose de bouffer.

– Bouffer, tu ne parles que de ça et de la Grande Guerre, dit Marc.

– Bouffons, dit Vandoosler.

II passa derrière Marc et lui serra rapidement l'épaule. Sa manière de lui serrer l'épaule, toujours la même depuis qu'il était gosse et qu'ils s'engueulaient. Sa manière qui voulait dire «ne t'inquiète pas, jeune Vandoosler, je ne fais rien contre toi, ne t'énerve pas, tu t'énerves trop, ne t'inquiète pas». Marc sentit sa colère l'abandonner. Alexandra n'était toujours pas inculpée, et c'est à cela que veillait le vieux depuis quatre jours. Marc lui jeta un regard. Armand Vandoosler s'asseyait à table, l'air de rien. Sac à merde, sac à merveilles. Difficile de s'y retrouver. Mais c'était son oncle et Marc, tout en criant, lui faisait confiance. Pour certaines choses.

24

Malgré tout, quand Vandoosler entra dans sa chambre suivi de Leguennec le lendemain à huit heures du matin, Marc fut pris de panique.

– C'est l'heure, lui dit Vandoosler. Je dois filer avec Leguennec. Tu n'as qu'à faire comme hier, ça ira très bien.

Vandoosler disparut aussitôt. Marc resta hébété dans son lit, avec l'impression d'avoir échappé de justesse à une inculpation. Mais jamais le parrain n'avait été chargé de le réveiller. Il devenait cinglé, Vandoosler le Vieux. Non, ce n'était pas ça. Pressé d'accompagner Leguennec, il lui avait signifié de reprendre la surveillance en son absence. Le parrain ne tenait pas Leguennec au courant de toutes ses combines. Marc se leva, passa sous la douche et descendit au réfectoire du rez-de-chaussée. Déjà debout depuis on ne sait quelle heure, Mathias rangeait des bûches dans la caisse à bois. Il n'y avait vraiment que lui pour se lever à l'aube alors que personne ne le lui demandait. Abruti, Marc se fit un café serré.

– Tu sais pourquoi Leguennec est venu? lui demanda Marc.

– Parce qu'on n'a pas le téléphone, dit Mathias. Ça l'oblige à se déranger chaque fois qu'il veut parler à ton oncle.

– Ça, je l'ai compris. Mais pourquoi si tôt? Il t'a dit quelque chose?

– Rien du tout, dit Mathias. Il avait la tête du Breton préoccupé par l'annonce d'un coup de vent mais je suppose qu'il est souvent comme ça, même sans coup de vent. Il m'a fait un petit signe de la tête et a filé dans l'escalier. J'ai cru l'entendre râler contre cette baraque sans téléphone et à quatre étages. C'est tout.

– Il va falloir attendre, dit Marc. Et moi, il faut que je reprenne mon poste à la fenêtre. Pas de quoi se marrer. Je ne sais pas ce qu'il espère, le vieux. Des femmes, des hommes, des parapluies, le facteur, le gros Georges Gosselin, c'est tout ce que je vois passer.

– Et Alexandra, dit Mathias.

– Tu la trouves comment? demanda Marc, hésitant.

– Adorable, dit Mathias.

Satisfait et jaloux, Marc posa sur un plateau sa tasse et deux tranches de pain coupées par Mathias, monta le tout jusqu'au second étage et tira un tabouret haut jusqu'à la fenêtre. Au moins ne serait-il pas debout toute la journée.

Ce matin, il ne pleuvait pas. Une lumière de juin très correcte. Avec de la chance, il pourrait voir à temps Lex sortir pour conduire son fils à l'école. Oui, juste à temps. Elle passa, la démarche un peu endormie, tenant par la main Cyrille qui avait l'air de lui raconter des tas d'histoires. Comme hier, elle ne leva pas la tête vers la baraque. Et, comme hier, Marc se demanda pourquoi elle l'aurait fait. D'ailleurs c'était mieux ainsi. Si elle l'avait aperçu posté immobile sur un tabouret en train de bouffer du pain beurré en regardant la rue, cela n'aurait sans doute pas été à son avantage. Marc ne repéra pas la voiture de Pierre Reli-vaux. Il avait dû partir tôt ce matin. Honnête travailleur ou assassin? Le parrain avait dit que l'assassin était un tueur. Un tueur, c'est quand même autre chose, moins minable et bien plus dangereux. Ça fout plus la trouille. Marc ne trouvait pas à Relivaux l'étoffe d'un tueur et il n'en avait pas peur. Tiens, Mathias, en revanche, aurait été parfait. Grand, vaste, solide, imperturbable, homme des bois, idées silencieuses et parfois saugrenues, fin connaisseur d'opéra sans qu'on s'en doute. Oui, Mathias aurait été parfait.

De petite pensée en petite pensée, il fut neuf heures et demie. Mathias entra pour lui rendre sa gomme. Marc lui dit qu'il le verrait très bien en tueur et Mathias haussa les épaules.

– Ça marche, ta surveillance?

– Zéro, dit Marc. Le vieux est cinglé et moi j'obéis à sa folie. Ça doit être de famille.

– Si jamais ça dure, dit Mathias, je te monterai un déjeuner avant de partir au Tonneau.

Mathias ferma doucement la porte et Marc l'entendit s'installer à son bureau à l'étage en dessous. Il changea de position sur son tabouret. Il lui faudrait prévoir un coussin pour l'avenir. Il s'imagina un instant bloqué pour des années devant sa fenêtre, installé dans un fauteuil spécial, capitonné pour l'attente inutile, avec Mathias comme seul visiteur avec des plateaux. La femme de ménage de Relivaux entra avec sa clef à dix heures. Marc reprit le tortillon de ses petites pensées. Cyrille avait le teint mat, les cheveux qui bouclaient, le corps rond. Peut-être le père était-il gros et rnoche, pourquoi pas? Merde. Qu'est-ce qu'il avait à penser toujours à ce type? Il secoua la tête, regarda à nouveau vers le front Ouest. Le jeune hêtre était flo rissant. L'arbre était content qu'on soit en juin. Marc n'arrivait pas non plus à oublier cet arbre et il semblait bien être le seul dans son cas. Encore qu'il avait vu Mathias s'arrêter l'autre jour devant la grille de Relivaux et regarder de côté. Il lui avait semblé qu'il observait l'arbre, ou plutôt le pied de l'arbre. Pourquoi Mathias expliquait-il si peu ce qu'il faisait? Mathias savait sur la carrière de Sophia des quantités de choses inouïes. Il savait qni elle était quand elle était venue les voir la première fois. Ce type savait des tas de trucs et il ne les disait jamais. Marc se promit, dès que Van-doosler lui laisserait" quitter son tabouret, d'aller un jour rôder près de l'arbre. Comme l'avait fait Sophia.

28
{"b":"125361","o":1}