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Marc effaça d'un coup rapide tout son dessin. Il avait raté sa statue. Un coup d'énervement. Sans arrêt ces coups d'énervement, d'impuissance rageuse. C'était facile de caricaturer Mathias. Mais lui? Qu'est-ce qu'il était d'autre qu'un de ces médiévistes décadents, de ces petits bruns élégants, graciles et résistants, prototype du chercheur de l'inutile, produit de luxe aux espoirs défaits, accrochant ses rêves ratés à quelques bagues en argent, à des visions de l'an mille, à des paysans poussant la charrue, morts depuis des siècles, à une langue romane oubliée dont personne n'avait rien à foutre, à une femme qui l'avait laissé? Marc leva la tête. De l'autre côté de la rue, un immense garage. Marc n'aimait pas les garages. Ça le rendait triste. Passant devant ce long garage, progressant à pas grands et tranquilles, arrivait le chasseur-cueilleur. Marc sourit. Toujours blond, les cheveux trop épais pour être correctement coiffés, portant ces éternelles sandales en cuir que Marc détestait, Mathias venait au rendez-vous. Toujours nu sous ses habits. On ne sait pas comment Mathias réussissait à donner cette impression d'être nu sous ses habits. Pull à même la peau, pantalon à même les cuisses, sandales à même les pieds.

De toute façon, qu'on fût rustique ou raffiné, qu'on fût large ou mince, on se retrouvait attablé dans un café sordide. Comme quoi ça n'a rien à voir.

– Tu as rasé ta barbe? demanda Marc. Tu ne fais plus de préhistoire?

– Si, dit Mathias.

– Où ça?

– Dans mon front.

Marc hocha la tête. On ne lui avait pas menti, Mathias était dans la merde.

– Qu'est-ce que tu as fait à tes mains? Mathias regarda ses ongles noirs.

– J'ai fait de la mécanique. On m'a viré, Ils ont dit que je n'avais pas le sens des moteurs. J'en ai foutu trois en l'air en une seule semaine. C'est compliqué, les moteurs. Surtout quand ça se fout en panne.

– Et maintenant?

– Je vends des conneries, des affiches, à la station Châtelet.

– Ça rapporte?

– Non. A toi de dire.

– Rien. J'ai fait nègre dans une maison d'édition.

– Moyen Âge?

– Romans d'amour en quatre-vingts pages. L'homme est félin mais compétent, la femme radieuse mais innocente. À la fin ils s'aiment comme des dingues et on s'emmerde franchement. L'histoire ne dit pas quand ils se séparent.

– Évidemment… dit Mathias. Tu es parti?

– Congédié. Je changeais des phrases sur les dernières épreuves. Par aigreur et par énervement. Ils s'en sont aperçus… Tu es marié? Tu es accompagné? Tu as des enfants?

– Rien, dit Mathias.

Les deux hommes firent une pose et se regardèrent.

– Ça nous fait quel âge? demanda Mathias.

– Dans les trente-cinq. À cet âge normalement, on est un homme.

– Oui, c'est ce qu'on raconte. Tu en pinces toujours pour ce foutu Moyen Âge?

Marc fit oui.

– C'est emmerdant tout de même, dit Mathias. Tu n'as jamais été raisonnable avec ça.

– N'en parle pas, Mathias, ce n'est plus le moment. Où habites-tu?

– Dans une chambre que je quitte dans dix jours. Les affiches ne me permettent plus mes vingt mètres carrés. Je dégringole, disons.

Mathias écrasa ses deux mains l'une contre l'autre.

– Je vais te montrer une baraque, dit Marc. Si tu marches avec moi, on franchira peut-être ensemble les trente mille ans qui nous séparent.

– Et la merde avec?

– Je n'en sais rien. Tu m'accompagnes? Mathias, bien qu'indifférent et plutôt hostile à l'égard de tout ce qui avait pu se passer après 10000 ans avant J.-C., avait toujours fait une incompréhensible exception pour ce mince médiéviste toujours habillé de noir et d'une ceinture en argent. À dire vrai, il considérait cette faiblesse amicale comme une faute de goût. Mais son affection pour Marc, son estime pour l'esprit souple et incisif de ce type l'avaient obligé à fermer les yeux sur le choix révoltant qu'avait fait son ami pour cette période dégénérée de l'histoire des hommes. En dépit de ce défaut choquant chez Marc, il avait tendance à lui faire confiance, et il s'était même souvent laissé aller à le suivre dans ses fantaisies ineptes de seigneur fauché. Même aujourd'hui, alors qu'il était clair que ce seigneur fauché avait carrément vidé les étriers, qu'il se trouvait réduit au bâton de pèlerin, en bref qu'il était dans une merde égale à la sienne, ce qui d'ailleurs lui faisait plaisir, même ainsi, Marc n'avait pas laissé en route sa petite majesté gracieuse et convaincante. Un peu d'aigreur sans doute au coin des yeux, du chagrin empilé aussi, des chocs et des fracas dont il aurait sûrement préféré se passer, oui, tout ça. Mais son charme, ses traces de rêves, que lui, Mathias, avait paumés dans les rames de la station Châtelet.

Certes, Marc n'avait pas l'air d'avoir lâché le Moyen Âge. Mais Mathias l'accompagnerait malgré tout jusqu'à cette baraque dont il était en train de lui parler en marchant. Sa main couverte de bagues tournait dans l'air gris au fil de ses explications. Donc, une baraque en lambeaux de quatre étages en comptant les combles avec un jardin. Ça ne faisait pas peur à Mathias. Essayer de réunir le montant du loyer. Faire du feu dans la cheminée. Loger le vieux parrain de Marc avec. Qu'est-ce que c'était que ce vieux parrain? Impossible de l'abandonner, c'était ça ou la maison de retraite. Ah, bon. Aucune importance. Mathias s'en foutait. Il voyait s'estomper la station Châtelet. Il suivait Marc à travers les rues, satisfait que Marc soit dans la merde, satisfait de son inutilité désolante de médiéviste au chômage, satisfait de l'affectation vestimentaire clinquante de son ami, satisfait de cette baraque où ils allaient sûrement se geler car on n'était qu'en mars. Si bien que parvenu devant la grille en loques à travers laquelle on apercevait la baraque, au-delà d'herbes hautes, dans une de ces rues introuvables de Paris, il ne fut pas capable de considérer objectivement le délabrement de cette parcelle. Il trouva le tout parfait. Il se tourna vers Marc et lui serra la main. Accord conclu. Mais avec son seul gain de vendeur de trucs, ça n'allait pas suffire. Marc, appuyé à la grille, en convint. Ils redevinrent graves tous les deux. Un long silence passa. Ils cherchaient. Un autre fou dans la merde. Alors, Mathias suggéra un nom. Lucien Devernois. Marc cria.

– Tu ne parles pas sérieusement, Mathias? Devernois? Est-ce que tu te souviens bien de ce que fait ce type? De ce qu'il est?

– Oui, soupira Mathias. Historien de la Grande Guerre. 14-18.

– Alors quoi! Tu vois bien que tu dérailles… On n'a plus grand-chose et ce n'est plus l'heure de détailler, je le sais. Mais tout de même, il reste un peu de passé pour rêvasser encore sur l'avenir. Et toi, qu'est-ce que tu proposes? La Grande Guerre? Un contemporanéiste? Et puis quoi encore? Est-ce que tu te rends bien compte de ce que tu dis?

– Oui, dit Mathias, mais le gars est loin d'être un con.

– Il paraît. Mais quand même. On ne peut pas y songer. Il y a des limites à tout, Mathias,

– Ça me fait mal autant qu'à toi. Encore que pour moi, Moyen Âge ou Contemporain, c'est un peu du pareil au même.

– Fais tout de même attention à ce que tu dis.

– Oui. Mais j'ai cru comprendre que Devernois, tout en percevant un petit salaire, est dans la merde.

Marc plissa les yeux.

– Dans la merde? demanda-t-il.

– Précisément. Quitté l'enseignement secondaire public du Nord-Pas-de-Calais. Poste piteux à mi-temps dans le privé chrétien parisien. Ennui, désillusion, écriture et solitude.

– Mais alors il est dans la merde… Tu ne pouvais pas le dire tout de suite?

Marc s'immobilisa quelques secondes. Il réfléchissait vite.

– Ça change tout, ça! reprit-il. Grouille-toi, Mathias. Grande Guerre ou pas Grande Guerre, fermons les yeux, courage et fermeté et débrouille-toi pour le dégotter et pour le convaincre. Je vous retrouve ici tous les deux à sept heures avec le propriétaire. Faut que ça soit signé ce soir. Grouille, démerde-toi et sois persuasif. À trois dans la merde, il n'y a pas de raison de ne pas réussir un complet désastre.

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