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Ils se firent un signe et se séparèrent, Marc en courant, Mathias en marchant.

4

Ce fut leur première soirée dans la baraque de la rue Chasle. L'historien de la Grande Guerre était apparu, avait serré les mains à toute vitesse, virevolté dans les quatre étages et puis il avait disparu.

Les premiers instants de soulagement passés, à présent que le bail était signé, Marc sentait revenir en lui les pires craintes. Ce contemporanéiste agité qui avait surgi les joues blêmes, la mèche de cheveux bruns retombant sans cesse sur les yeux, la cravate serrée, la veste grise, les chaussures de cuir éculées mais anglaises lui inspirait de sourdes appréhensions. Ce type, sans même parler de la catastrophe que constituait son option pour la Grande Guerre, était insaisissable, entre raideur et laxisme, entre tapage et gravité, entre ironie joviale et cynisme appuyé, et semblait se propulser d'un extrême à l'autre avec rage et bonne humeur brèves et alternées. Alarmant. Impossible de savoir comment ça pouvait tourner. Vivre avec un contemporanéiste en cravate était un cas nouveau. Marc regarda Mathias qui tournait dans une pièce vide, la mine préoccupée.

– Tu l'as décidé facilement?

– En trois mots. Il s'est mis debout, il a resserré sa cravate, il m'a posé la main sur l'épaule et il a dit: «Fraternité des tranchées, ça ne se discute pas. Je suis ton homme.» Un peu théâtral. En chemin, il m'a demandé qu'est-ce qu'on était, qu'est-ce qu'on foutait. J'ai un peu parlé, de préhistoire, d'affiches, de Moyen Âge, de romans d'amour et de moteurs. Il a fait la moue, peut-être à cause du Moyen Âge. Mais il s'est repris, il a marmonné quelque chose sur le brassage social des tranchées ou quelque chose de ce genre, et voilà tout.

– Et maintenant, il a disparu.

– Il a laissé son sac. Ce n'est pas mauvais signe. Puis le type de la Grande Guerre avait réapparu,

portant sur l'épaule une caisse de bois à brûler. Marc ne l'aurait pas cru aussi costaud. Ça pourrait rendre service, au moins.

C'est pourquoi après un dîner sommaire pris sur leurs genoux, les trois chercheurs dans la merde se retrouvèrent tassés autour d'un grand feu. La cheminée était couverte de crasse et imposante. «Le feu, annonça en souriant Lucien Devernois, est un point de départ commun. Modeste, mais commun. Ou un point de chute, comme on voudra. À part la merde, c'est à ce jour notre seul point d'alliance connu. Ne jamais négliger les alliances.»

Lucien eut un geste emphatique. Marc et Mathias le regardèrent sans chercher à comprendre, les mains tendues vers les flammes.

– Simple, continua Lucien en haussant le ton. Pour le robuste préhistorien de la maison, Mathias Delamarre, le feu s'impose… Petites troupes d'hommes chevelus rassemblées frileusement aux abords de la grotte autour de la flamme salutaire éloignant les bêtes sauvages, bref, la Guerre du feu.

– La Guerre du feu, coupa Mathias, est un tissu de…

– Peu importe! reprit Lucien. Laisse tomber ton érudition dont je me fous complètement en ce qui concerne les cavernes et laisse sa place d'honneur au feu préhistorique. Avançons. Je passe à Marc Vandoos-ler qui se fatigue à compter la population médiévale en «feux»… Ils sont bien emmerdés les médiévistes avec ça. On s'empêtre… Passons. Grimpant l'échelle du temps, on en arrive enfin à moi, à moi et au feu de la Grande Guerre. «Guerre du Feu» et «Feu de la Guerre». Touchant, non?

Lucien rit, renifla un bon coup et rechargea le foyer en poussant une grande bûche avec le pied. Marc et Mathias avaient un vague sourire. Il allait falloir s'accommoder de ce type impossible et indispensable pour apporter la troisième part au loyer.

– Donc, conclut Marc en faisant tourner ses bagues, lorsque nos dissensions seront trop pénibles et les écarts chronologiques inconciliables, il n'y aura qu'à faire un feu. C'est bien ça?

– Ça peut aider, admit Lucien.

– Sage programme, ajouta Mathias.

Et ils ne parlèrent plus du Temps et ils se chauffèrent. À dire vrai, c'était le temps qu'il faisait dehors qui était le plus préoccupant pour ce soir et ceux à venir. Le vent s'était levé et une lourde pluie s'infiltrait dans la maison. Les trois hommes évaluaient peu à peu du regard l'ampleur des réparations à mettre en œuvre et des efforts à fournir. Pour l'instant, les pièces étaient vides et des caisses avaient servi de chaises. Demain, chacun apporterait son bagage. Il allait falloir plâtrer, électrifier, tuyauter, boiser. Et Marc apporterait son vieux parrain. Il leur expliquerait l'affaire plus tard. C'était quoi ce type? Eh bien c'était son vieux parrain, c'est tout. Son oncle aussi, en même temps. Ce que faisait son vieil oncle-parrain? Plus rien, à la retraite. À la retraite de quoi? Eh bien à la retraite d'un boulot, voilà. Quel boulot? Lucien était assommant avec ses questions. Un boulot de fonctionnaire, voilà. Il leur expliquerait l'affaire plus tard.

5

L'arbre avait un peu poussé.

Depuis plus d'un mois, Sophia se postait chaque jour à la fenêtre du deuxième étage pour observer les nouveaux voisins. Ça l'intéressait. Quoi de mal? Trois types assez jeunes, pas de femmes, pas d'enfants. Juste trois types. Elle avait tout de suite reconnu celui qui se rouillait le front contre la grille et qui lui avait dit que l'arbre était un hêtre. Ça lui avait fait plaisir de le retrouver là. Il avait amené deux autres types avec lui très différents. Un grand blond en sandales et un agité en costume gris. Elle commençait à pas mal les connaître. Sophia se demandait si les épier ainsi était convenable. Convenable ou non, ça la distrayait, ça la rassurait et ça lui faisait penser à un truc. Donc, elle continuait. Ils avaient constamment gesticulé pendant tout ce mois d'avril. Transporté des planches, des seaux, des sacs de trucs sur des brouettes et des caisses sur des machins. Comment appelle-t-on ces machins en fer avec les roues en dessous? Ça a un nom pourtant. Oui, des diables. Des caisses qu'ils apportaient sur des diables. Bien. Des travaux, donc. Ils avaient beaucoup traversé le jardin en tous sens et c'est ainsi que Sophia avait pu apprendre leurs prénoms en laissant la fenêtre entrouverte. Le mince en noir, Marc. Le blond lent, Mathias. Et la cravate, Lucien. Même pour percer des trous dans les murs, il gardait sa cravate. Sophia porta sa main à son foulard. Après tout, chacun son truc.

Par la fenêtre latérale d'un placard du deuxième étage, Sophia pouvait également voir ce qui se passait à l'intérieur de la baraque. Les fenêtres réparées n'avaient pas de rideaux, et elle pensait qu'elles n'en auraient jamais. Chacun semblait s'être attribué un étage. Ce qui posait problème, c'était que le blond travaillait à son étage à moitié nu, ou presque nu, ou alors tout à fait nu, c'était selon. Avec, pour ce qu'elle pouvait en deviner, une parfaite aisance. Ennuyeux. Le blond était beau à regarder, là n'était pas la question. Mais de ce fait, Sophia ne se sentait pas vraiment autorisée à se camper dans le petit placard. À part ces travaux dont ils semblaient parfois avoir par-dessus la tête mais qu'ils menaient avec obstination, ça lisait et écrivait beaucoup là-dedans. Des étagères s'étaient remplies de bouquins. Sophia, née dans les cailloux de Delphes et portée vers le monde par sa seule voix, admirait toute personne occupée à lire à une table sous une petite lumière.

Et puis, la semaine dernière, quelqu'un d'autre était arrivé. Encore un homme, mais beaucoup plus vieux. Sophia avait pensé à une visite. Mais non, l'homme plus vieux s'était installé. Pour longtemps? En tous les cas, il était là, dans les combles. C'était drôle, quand même. Il avait, lui semblait-il, une gueule qui valait le coup. C'était de loin le plus beau des quatre. Mais le plus vieux. Soixante, soixante-dix. On pouvait croire qu'il sortirait de cette gueule une voix de stentor, mais il avait au contraire un timbre si doux et bas que Sophia n'avait pas encore pu saisir un seul mot de ce qu'il disait. Droit, haut, très capitaine déchu, il ne prêtait pas la main aux travaux. Il surveillait, bavardait. Impossible de savoir le nom de celui-là. Sophia, en attendant, l'appelait Alexandre le Grand ou bien le vieil emmerdeur, ça dépendait de son humeur.

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