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Sa mère aussi pouvait faire l'affaire. S'agitant, plus affairée que ne l'exigeait le service de la table, plus loquace que ne le demandait la conversation, Jacqueline Siméonidis était fatigante. Marc observa son chignon bas, ficelé avec précision sur sa nuque, ses mains vigoureuses, sa voix et son animation truquées, sa détermination stupide quand elle distribuait à chacun sa part d'endives au jambon, et pensa que cette femme pouvait tout tenter pour accroître un pouvoir, un capital et résoudre les débâcles financières de son fils indolent. Elle avait épousé Siméonidis. Par amour? Parce qu'il était le père d'une cantatrice déjà célèbre? Parce que cela ouvrirait à Julien les portes des théâtres? Oui, l'un et l'autre avaient des motifs pour tuer et peut-être de bonnes dispositions. Pas le vieux, évidemment. Marc le regardait trancher dans ses endives à gestes vifs. Son autoritarisme en aurait fait un tyran parfait si Jacqueline n'avait eu de quoi se défendre. Mais la souffrance patente du père grec interdisait qu'on le soupçonne de quoi que ce soit. Tout le monde était d'accord là-dessus.

Marc avait les endives au jambon en horreur, sauf quand elles sont bien faites, ce qui relève du domaine de l'exceptionnel. Il voyait Lucien se goinfrer pendant que lui se débattait avec cette matière amère et aqueuse qui le révulsait. Lucien avait pris les rênes de la conversation qui roulait sur la Grèce au début du siècle. Siméonidis lui répondait par phrases brèves et Jacqueline dépensait son énergie à démontrer son vif intérêt pour toutes choses.

Marc et Lucien attrapèrent le train de 22 h 27. Ce fut le vieux Siméonidis qui les emmena en voiture à la gare, d'une conduite ferme et rapide.

– Tenez-moi au courant, dit-il en leur serrant la main. Qu'y a-t-il dans votre paquet, jeune homme? demanda-t-il à Lucien.

– Ordinateur et tout ce qu'il faut dedans, dit Lucien en souriant.

– Bien, dit le vieux.

– Au fait, dit Marc. C'est le carton 1978 que Dom-pierre a dépouillé, pas le 1982. Autant que vous le sachiez, vous y trouverez peut-être des choses qui nous ont échappé.

Marc surveilla la réaction du vieux. C'était offensant, un père ne tue pas sa fille, sauf Agamemnon. Siméonidis ne répondit pas.

– Tenez-moi au courant, répéta-t-il.

Pendant l'heure de voyage, Lucien et Marc ne se dirent pas un mot. Marc parce qu'il aimait les trains dans la nuit, Lucien parce qu'il pensait aux carnéts de guerre de Frémonville père et au moyen de les obtenir.

30

En rentrant vers minuit à la baraque, Marc et Lucien trouvèrent Vandoosler qui les attendait au réfectoire. Fatigué, incapable de classer les informations récoltées, Marc espérait que le parrain n'allait pas le retenir trop longtemps. Car il était clair que Vandoosler attendait un compte rendu. Lucien au contraire avait l'air en parfaite forme. Il s'était débarrassé avec précaution de son sac de douze kilos et s'était servi un coup à boire. Il demanda où étaient les annuaires.

– Dans la cave, dit Marc. Fais attention, ils servent à caler l'établi.

On entendit un fracas au sous-sol et Lucien revint, ravi, un annuaire sous le bras.

– Désolé, dit-il, tout est tombé.

Il s'installa avec son verre à un bout de la grande table et se mit à compulser l'annuaire.

– Des René de Frémonville, dit-il, il ne doit pas y en avoir des montagnes. Avec de la chance, il habite Paris. Pour un critique de théâtre et d'opéra, ça paraît judicieux.

– Qu'est-ce que vous cherchez? demanda Vandoosler.

– C'est lui qui cherche, dit Marc. Pas moi. Il veut retrouver un critique dont le père a consigné toute sa guerre sur des petits carnets. Ça l'emballe. Il prie tous les dieux actuels et passés pour que le père ait été paysan. Il paraît que c'est beaucoup plus rare. Il a prié pendant tout le voyage.

– Ça ne peut pas attendre? demanda Vandoosler.

– Tu sais bien, dit Marc, que pour Lucien, la Grande Guerre ne peut pas attendre. A se demander s'il s'est rendu compte qu'elle était terminée. En tout cas, il est dans cet état-là depuis cet après-midi. Je n'en peux plus, moi, de sa foutue guerre. Il n'y a que les excès qui l'intéressent. Tu m'entends, Lucien? Ce n'est plus de l'histoire que tu fais!

– Mon ami, dit Lucien sans lever la tête et en suivant du doigt une des colonnes de l'annuaire, «la quête des paroxysmes oblige à se confronter à l'essentiel qui est ordinairement caché».

Marc, qui n'était pas de mauvaise foi, réfléchit sérieusement à cette phrase. Elle l'ébranla. Il se demanda dans quelle mesure sa tendance à travailler sur l'ordinaire médiéval plutôt que sur ses secousses paroxysmiques pouvait ['éloigner de l'essentiel caché. Il avait toujours pensé jusqu'ici que les petites choses ne se révélaient bien que dans les grandes et les gran des dans les petites, dans l'Histoire comme dans la vie. Il en était à envisager les crises religieuses ou les épidémies foudroyantes sous un autre angle quand le parrain l'interrompit.

– Tes rêvasseries historiques attendront aussi, dit Vandoosler. Avez-vous mis la main sur quelque chose, oui ou merde?

Marc sursauta. Il franchit neuf siècles en quelques secondes et s'assit en face de Vandoosler, le regard un peu secoué par le voyage.

– Alexandra? demanda-t-il d'une voix vague. Comment s'est passé l'interrogatoire?

– Comme tout interrogatoire d'une femme qui n'était pas chez elle la nuit du meurtre.

– Leguennec a trouvé ça?

– Oui. La voiture rouge avait changé de place. Alexandra a dû rétracter sa première déclaration, elle s'est fait sérieusement engueuler et a avoué s'être absentée de onze heures un quart à trois heures du matin. Balade en voiture. Plus de trois heures, ça fait une trotte, non?

– Mauvais, dit Marc. Et vers où cette balade?

– Vers Arras, d'après elle. De l'autoroute. Elle jure ne pas s'être rendue rue de la Prévoyance. Mais comme elle a déjà menti… ils ont affiné l'heure du meurtre. Entre minuit et demi et deux heures du matin. En plein dedans.

– Mauvais, répéta Marc.

– Très mauvais. Il ne faudrait pas pousser beaucoup Leguennec pour qu'il torche son enquête et remette ses conclusions au juge d'instruction.

– Ne pousse surtout pas.

– Pas la peine de me le dire. Je le retiens par les bretelles autant que je peux. Mais ça devient difficile. Alors, tu as de la matière?

– Tout est dans l'ordinateur de Lucien, dit Marc en désignant le sac du menton. Il a scannérisé tout un fatras de papiers.

– Habile, dit Vandoosler. Quels papiers?

– Dompierre avait consulté le carton concernant la représentation d'Elektra en 1978. Je te résume le truc. Il y a des bricoles intéressantes.

– Ça y est, interrompit Lucien en fermant bruyamment l'annuaire. R. de Frémonville est dans le sac. Il n'est pas sur liste rouge. C'est un pas vers la victoire.

Marc reprit son résumé, qui dura plus longtemps que prévu parce que Vandoosler lui coupait sans arrêt la parole. Lucien avait vidé un deuxième verre et était monté se coucher.

– Donc, dit Marc, la première urgence est de savoir si Christophe Dompierre est bien de la famille du critique Daniel Dompierre, et à quel degré. Tu t'en chargeras aux premières heures. Si c'est bien ça, on peut croire que le critique avait mis le doigt sur une saleté quelconque concernant cet opéra et qu'il avait raconté le truc en famille. Quelle saleté? Le seul fait sortant de l'ordinaire, c'est cette agression contre Sophia. Il faudrait connaître les noms des deux figurants qui ne sont pas revenus le lendemain. C'est presque impossible. Comme Sophia a refusé à l'époque de déposer plainte, il n'y a pas eu d'enquête.

– Ça, c'est curieux. Ce genre de refus a presque toujours la même cause: l'agressée connaît l'agresseur, mari, cousin, ami, et elle ne veut pas de scandale.

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