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Elle rit, elle embrassa Mathias, sur la joue, et partit en agitant la main. Mathias resta planté sur le trottoir. Les voitures puaient. Il pensa qu'il pourrait prendre un bain dans cette petite rivière si le soleil tenait le coup. Juliette avait la peau douce et c'était agréable de se laisser approcher. Mathias se bougea, marcha très lentement jusqu'à la baraque pourrie. Le soleil chauffait son cou. Il était tenté, c'était clair. Tenté d'aller s'immerger dans ce bled de Veray-sur-Besle et d'aller en vélo jusqu'à Caudebeuf, encore qu'il n'ait pas grand-chose à foutre des petites églises. Mais ça plairait à Marc, en revanche. Car il était hors de question d'y aller seul. Seul avec Juliette, avec son rire, son corps rond, agile, blanc et détendu, l'immersion pourrait tourner à la confusion. Ce risque, Mathias le percevait assez nettement et le craignait, sous un certain angle. Il se sentait si lourd en ce moment. Le plus sage serait d'emmener les deux autres et le commissaire avec. Le commissaire irait voir Évreux, dans toute sa grandeur somptueuse et sa décadence effilochée. Convaincre Vandoosler serait facile. Le vieux aimait bouger, voir. Ensuite, laisser le commissaire faire plier les deux autres. De toute façon, l'idée était bonne. Ça ferait du bien à tout le monde, même si Marc aimait hanter les villes et si Lucien allait hurler contre la rusticité sommaire du projet.

Ils prirent tous la route vers six heures du soir. Lucien, qui avait emporté ses dossiers, râlait à l'arrière de la voiture contre la ruralité primitive de Mathias. Mathias souriait en conduisant. Ils arrivèrent pour dîner.

Le soleil tint bon. Mathias passa beaucoup de temps nu dans la rivière sans que personne ne comprenne comment il ne sentait pas le froid. Il se leva très tôt le samedi, rôda dans le jardin, visita le bûcher, le cellier, le vieux pressoir, et partit visiter Caudebeuf pour voir si l'église lui ressemblait. Lucien passa beaucoup de temps à dormir dans l'herbe sur ses dossiers, Marc passa des heures à vélo. Armand Vandoosler racontait des histoires à Juliette, comme le premier soir au Tonneau.

– Ils sont bien, vos évangélistes, dit Juliette.

– À dire vrai, ils ne sont pas à moi, dit Vandoosler. Je fais semblant.

Juliette hocha la tête.

– C'est indispensable de les appeler Saint Truc? demanda-t-elle.

– Oh non… C'est au contraire une fantaisie vaniteuse et puérile qui m'est venue un soir, en les regardant dans les fenêtres… C'est pour jouer. Je suis un joueur, un menteur aussi, un faussaire. Bref, je joue, je les trafique, et ça donne ça. Ensuite, je m'imagine qu'ils ont chacun une petite parcelle qui brille. Non? Ça les énerve en tous les cas. Maintenant, j'ai pris le pli.

– Moi aussi, dit Juliette.

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Lucien ne voulut pas en convenir en rentrant le lundi soir, mais les trois jours avaient été excellents. L'analyse de la propagande destinée à l'arrière n'avait pas progressé, mais la sérénité, oui. Ils dînèrent dans le calme et personne ne haussa le ton, même pas lui. Mathias eut le temps de parler et Marc de construire quelques phrases bien longues au sujet de quelques broutilles. Tous les soirs, c'était Marc qui sortait le sac-poubelle devant la grille. Il le serrait toujours de la main gauche, la main aux bagues. Pour contrer le déchet. Il rentra sans le sac, préoccupé. Il ressortit plusieurs fois pendant les deux heures qui suivirent, allant et venant de la maison à la grille.

– Qu'est-ce que tu as? finit par demander Lucien. Tu visites ta propriété?

– Il y a une fille assise sur le petit mur, en face de la maison de Sophia. Elle a un gosse qui dort dans ses bras. Ça fait plus de deux heures qu'elle est là.

– Laisse tomber, dit Lucien. Elle attend sûrement quelqu'un. Ne fais pas comme ton parrain, ne te mêle pas de tout. Pour moi, j'ai eu mon compte.

– C'est le gosse, dit Marc. Je trouve qu'il commence à faire frais.

– Reste tranquille, dit Lucien.

Mais personne ne quitta la grande pièce. Ils se firent un deuxième café. Et une petite pluie se mit à tomber.

– Ça va flotter toute la nuit, dit Mathias. C'est triste, pour un 31 mai.

Marc se mordit les lèvres. Il ressortit.

– Elle est toujours là, dit-il en revenant. Elle a enroulé le gosse dans son blouson.

– Quel genre? demanda Mathias.

– Je ne l'ai pas dévisagée, dit Marc. Je ne veux pas lui faire peur. Pas en haillons, si c'est ça que tu demandes. Mais haillons ou pas, on ne va pas laisser une fille et son gosse attendre je ne sais quoi toute la nuit sous la flotte? Si? Bon alors, Lucien, file-moi ta cravate. Grouille.

– Ma cravate? Pour quoi faire? Tu vas l'attraper au lasso?

– Imbécile, dit Marc. C'est pour ne pas faire peur, c'est tout. La cravate, il arrive que ça rassure un peu. Allez dépêche-toi, dit Marc en agitant la main. Il pleut.

– Pourquoi n'irais-je pas moi-même? demanda Lucien. Ça m'éviterait de défaire ma cravate. En plus, le motif ne va pas aller du tout sur ta chemise noire.

– Tu n'y vas pas parce que tu n'es pas un type rassurant, voilà tout, dit Marc en nouant la cravate à toute vitesse. Si je la ramène ici, ne la dévisagez pas comme une proie. Soyez naturels.

Marc sortit et Lucien demanda à Mathias comment on faisait pour avoir l'air naturel.

– Faut bouffer, dit Mathias. Personne n'a peur de quelqu'un qui bouffe.

Mathias attrapa la planche à pain et coupa deux grosses tartines. Il en passa une à Lucien.

– Mais je n'ai pas faim, dit Lucien dans une plainte.

– Mange ce pain.

Mathias et Lucien avaient commencé à mâchonner leur grosse tranche quand Marc rentra, poussant avec douceur devant lui une jeune femme silencieuse, fatiguée, serrant contre elle un enfant assez grand. Marc se demanda fugitivement pourquoi Mathias et Lucien mangeaient du pain.

– Asseyez-vous, je vous en prie, dit-il, un peu cérémonieux pour rassurer.

Il lui prit ses habits mouillés.

Mathias sortit de la pièce sans rien dire et revint avec un duvet et un oreiller recouvert d'une taie propre. D'un geste, il invita la jeune femme à coucher l'enfant sur le petit lit du coin, près de la cheminée. Il posa le duvet sur lui, avec des gestes doux, et prépara une flambée. Très chasseur-cueilleur au grand cœur, pensa Lucien avec une grimace. Mais les gestes silencieux de Mathias l'avaient touché. Il n'y aurait pas pensé lui-même. Lucien avait facilement une boule dans la gorge.

La jeune femme n'avait presque pas peur et beaucoup moins froid. Ça devait être à cause du feu dans la cheminée. Ça fait toujours un bon effet, et sur la peur, et sur le froid, et Maîhias avait fait une puissante flambée. Mais après ça, il ne savait pas quoi dire. Il écrasait ses mains l'une contre l'autre comme pour broyer le silence.

– C'est un quoi? demanda Marc pour être aimable. Je veux dire, l'enfant?

– C'est un garçon, dit la jeune femme. Il a cinq ans.

Marc et Lucien hochèrent la tête avec gravité.

La jeune femme défit l'écharpe qu'elle avait enroulée autour de sa tête, secoua ses cheveux, posa: l'écharpe mouillée sur le dos de sa chaise et leva les yeux pour regarder où elle était tombée. En fait, tout le monde s'étudia. Mais il fallut peu de temps aux trois évangélistes pour comprendre que le visage de leur réfugiée était assez subtil pour damner un saint. Ce n'était pas une beauté qui s'annonce comme telle, d'emblée. Elle devait avoir quelque trente ans. Le visage clair, les lèvres d'enfant, la ligne du maxillaire très dégagée, les cheveux épais, noirs, coupés court sur la nuque, tout cela donnait envie à Marc de prendre ce visage. Marc aimait les corps étirés et presque trop fins. Il ne pouvait pas se rendre compte si le regard défiait, aventureux, rapide, ou bien s'il se cachait, tremblé, ombré, timide.

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