Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Quel avantage pour Relivaux d'agresser sa propre femme dans sa loge?

Vandoosler haussa les épaules.

– On ne sait quasi rien, dit-il. On peut donc tout supposer. Relivaux, Stelyos…

– Le théâtre était fermé au public.

– Sophia pouvait faire entrer qui elle voulait. Et puis il y a ce Julien. Il était figurant dans le spectacle, c'est ça? Quel est son nom de famille?

– Moreaux. Julien Moreaux. Il a l'air d'un vieux mouton. Même avec quinze ans de moins, je ne le vois pas faire le loup.

– Tu ne connais rien aux moutons. Tu m'as dit toi-même que ce Julien suivait Sophia dans ses tournées depuis cinq ans.

– Sophia essayait de le lancer. C'était le beau-fils de son père après tout. Elle avait pu s'attacher à lui.

– Ou lui à elle, plutôt. Tu dis qu'il épinglait des photos d'elle sur les murs de sa chambre. Sophia avait trente-cinq ans, elle était belle, elle était célèbre. De quoi vous aliéner facilement un jeune homme de vingt-cinq ans. Passion étouffée, frustrée. Un jour, il entre dans sa loge… Pourquoi pas?

– Sophia aurait inventé l'histoire de la cagoule?

– Pas forcément. Ce Julien pouvait mener ses pulsions à visage caché. Mais il est très possible en revanche que Sophia, au courant de l'idolâtrie du garçon, n'ait pas eu de doute sur l'identité de l'agresseur, cagoule ou pas cagoule. Une enquête aurait entraîné un foutu scandale. Mieux valait pour elle écraser le coup et ne plus en parler. Quant à Julien, il a quitté la figuration après cette date.

– Oui, dit Marc. Très possible. Et ça n'explique en rien l'assassinat de Sophia.

– Il a pu récidiver quinze ans plus tard. Et ça aurait mal tourné. Quant à la visite de Dompierre, ça a dû l'affoler. Il a pris les devants.

– Ça n'explique pas l'arbre.

– Toujours cet arbre?

Marc, debout devant la cheminée, la main appuyée contre le linteau, regardait s'éteindre les braises.

– Il y a un truc que je ne comprends pas, dit-il. Que Christophe Dompierre ait relu les articles de son éventuel père, je saisis. Mais pourquoi ceux de Fré-monville? Les seuls points communs entre ces textes sont qu'ils éreintent la prestation de Sophia.

– Dompierre et Frémonville étaient sans doute amis, confidents peut-être. Cela expliquerait la concordance de leurs points de vue musicaux.

– J'aimerais savoir ce qui a bien pu les dresser contre Sophia.

Marc se dirigea vers une des grandes fenêtres et scruta la nuit.

– Qu'est-ce que tu regardes?

– Je cherche à voir si la voiture de Lex est là ce soir.

– Pas de danger, dit Vandoosler, elle ne bougera pas.

– Tu l'as convaincue d'arrêter de bouger?

– Je n'ai pas essayé. J'ai posé un sabot sur sa roue. Vandoosler sourit.

– Un sabot? Tu as ce genre de truc?

– Bien sûr. J'irai l'enlever demain à la première heure. Elle n'en saura rien, sauf si elle tente de sortir, bien entendu.

– Tu as vraiment des méthodes de flic. Mais si tu y avais pensé hier, elle serait hors de cause. Tu te réveilles un peu tard.

– J'y ai pensé, dit Vandoosler. Mais je n'en ai rien fait.

Marc se retourna et le parrain l'arrêta d'un geste avant qu'il ne s'énerve.

– Ne t'emballe pas. J'ai déjà dit qu'il était souvent bon de laisser filer la ligne. Sinon on coince tout, on n'apprend rien et toute la baleinière tombe à la flotte.

Il lui désigna en souriant la pièce de cinq francs clouée à la poutre. Soucieux, Marc le regarda s'en aller et l'écouta monter les quatre étages. Il ne comprenait pas toujours ce que pouvait bien manigancer le parrain et surtout, il n'était pas certain qu'ils chassaient du même bord. Il prit la pelle à feu et fit un petit tas de cendres bien organisé pour couvrir les braises. On a beau les couvrir, ça reste brûlant en dessous. Ça se voit très bien quand on éteint la lumière. Ce que fit Marc qui, assis sur une chaise, regarda dans l'obscurité l'éclat des brandons rouges. C'est comme ça qu'il s'endormit. Il regagna sa chambre à quatre heures du matin, courbatu et glacé. Il n'eut pas le courage de se déshabiller. Vers sept heures, il entendit Vandoosler descendre. Ah, oui. Le sabot. Ensommeillé, il mit en route l'ordinateur que Lucien avait installé dans son bureau.

31

Il n'y avait plus personne dans la baraque quand Marc éteignit l'ordinateur vers onze heures. Vandoos-ler le Vieux était parti aux renseignements, Mathias avait disparu et Lucien s'était lancé sur la piste des sept carnets de guerre. Pendant quatre heures, Marc avait fait défiler sur l'écran toutes les coupures de journaux, lu et relu chaque article, gardé en mémoire leurs ternies et leurs détails, observé leurs convergences et leurs différences.

Le soleil de juin se maintenait et, pour la première fois, il eut l'idée d'emporter un bol de café dehors et de s'installer dans l'herbe, espérant que l'air du matin lui ôterait son mal de tête. Le jardin était rendu à la vie sauvage. Marc piétina un mètre carré d'herbe, trouva une planche en bois et s'assit dessus, face au soleil. Il ne voyait plus comment progresser. Il connaissait maintenant les documents par cœur. Sa mémoire était bien faite et généreuse et elle lui gardait tout, cette idiote, y compris les broutilles ou les souvenirs des désespoirs. Marc croisa les jambes en tailleur sur sa planche, comme un fakir. Ce passage à Dourdan n'avait pas apporté grand-chose. Dompierre était mort avec sa petite histoire, et on ne voyait pas comment s'y prendre pour la connaître. On ne savait même pas si elle aurait été intéressante.

Alexandra passa dans la rue avec un sac à provisions et Marc lui fit un signe de la main. 11 tenta de se la figurer en meurtrière et cela lui fit du mal Qu'est-ce qu'elle était allée foutre durant plus de trois heures avec sa voiture?

Marc se sentit inutile, impuissant, stérile. Il avait l'impression de négliger quelque chose. Depuis que Lucien avait dit ce truc sur l'essentiel révélé dans la quête des paroxysmes, il n'était pas à l'aise. Ça le gênait. Tant dans sa manière de conduire ses recherches sur le Moyen Âge que dans la façon dont il réfléchissait à cette affaire. Lassé de ces pensées trop molles, trop floues, Marc abandonna sa planche et se leva, observant le front Ouest. C'est curieux comme cette manie de Lucien leur était entrée dans la tête. Personne n'aurait songé à appeler cette maison autrement que le front Ouest. Relivaux n'avait sans doute pas réapparu, le parrain le lui aurait dit. Est-ce que les flics avaient pu s'assurer de son emploi du temps à Toulon?

Marc posa son bol sur la planche et sortit sans bruit du jardin. De la rue, il scruta le front Ouest. Il lui semblait que la femme de ménage ne venait que le mardi et le vendredi. Quel jour était-on? Jeudi. Rien ne semblait bouger dans la maison. Il considéra la haute grille bien entretenue, pas du tout rouillée comme la leur, et dont les pointes qui la hérissaient avaient l'air très efficaces. Le tout était de se hisser là-dessus sans se faire voir par un passant, et de souhaiter être assez agile pour éviter de s'embrocher au passage. Marc regarda de droite et de gauche la petite rue déserte. Il aimait bien cette petite rue. Il approcha la haute poubelle et, comme Lucien l'avait fait l'autre nuit, grimpa dessus. II s'agrippa aux barreaux et réussit, avec des ratés, à atteindre le haut de la grille qu'il enjamba sans accroc.

Sa propre habileté lui fit plaisir. Il se laissa retomber de l'autre côté en pensant qu'en effet, il aurait fait un bon cueilleur non chasseur, tout en vigueur et en délicatesse. Ravi, il replaça ses bagues d'argent qui avaient un peu tourné durant l'ascension et se dirigea à pas doux vers le jeune hêtre. Pour quoi faire? Pourquoi se donner tant de mal pour aller voir ce crétin d'arbre muet? Pour rien, parce qu'il se l'était promis et qu'il en avait par-dessus la tête de s'enliser dans cette histoire où le sauvetage d'Alexandra devenait chaque jour plus douteux. Cette imbécile de fille orgueilleuse faisait tout de travers.

41
{"b":"125361","o":1}