Marc posa sa main sur le tronc frais, puis son autre main. L'arbre était encore assez jeune pour qu'il puisse en faire le tour avec ses doigts. Comme ça, il eut envie de l'étrangler, de lui serrer le cou jusqu'à ce qu'il raconte entre deux hoquets ce qu'il était venu faire dans ce jardin. Il laissa retomber ses bras, découragé. On n'étrangle pas un arbre. Un arbre, ça ferme sa gueule, c'est muet, c'est pire qu'une carpe, ça ne fait même pas de bulles. Ça ne fait que des feuilles, du bois, des racines. Si, ça fait de l'oxygène aussi, ce qui est assez pratique. À part ça, rien. Muet. Muet comme Mathias qui tentait de faire parler ses tas,de silex et d'ossements: un type muet conversant avec des objets muets. C'était complet. Mathias assurait qu'il savait les entendre, qu'il suffisait de connaître leur langue et de les écouter. Marc, qui n'aimait que le bavardage des textes, de lui-même et des autres, ne pouvait pas comprendre ce genre de conversation du silence. Pourtant, Mathias finissait par trouver des trucs, c'était indéniable.
Il s'assit aux côtés de l'arbre. L'herbe n'avait pas encore bien repoussé autour de lui depuis qu'on l'avait déraciné deux fois. Ça faisait un petit duvet d'herbe clairsemée qu'il caressa avec sa paume. Bientôt, elle serait forte et grande et on n'y verrait plus rien. On oublierait l'arbre et sa terre. Mécontent, Marc arracha par touffes l'herbe neuve. Quelque chose n'allait pas. La terre était sombre, grasse, presque noire. Il se souvenait bien des deux jours où ils avaient ouvert et fermé cette tranchée stérile. Il revoyait Mathias, enfoncé dans la tranchée jusqu'à mi-cuisses, disant que ça suffisait, qu'on s'arrêtait, que les niveaux étaient en place, intacts. Il revoyait ses pieds nus dans ses sandales, couverts de terre. Mais d'une terre limoneuse, brun-jaune, légère. Il y en avait dans le fourneau de la pipe blanche qu'il avait ramassée en marmonnant «XVIIIe siècle». Une terre claire, friable. Et quand ils avaient rebouché, ils avaient mélangé l'humus et la terre claire. Claire, pas du tout comme celle-ci qu'il était en train de pétrir entre ses doigts. Du nouvel humus, déjà? Marc gratta plus profondément. De la terre noire, toujours. Il fit le tour de l'arbre et examina le sédiment sur tout son pourtour. Aucun doute, on avait touché au sous-sol. Les couches de terrain n'étaient plus telles qu'ils les avaient laissées. Mais les flics avaient creusé après eux. Peut-être étaient-ils descendus plus profondément, peut-être avaient-ils entamé une couche de terre noire sous-jacente. Ça devait être ça. Ils n'avaient pas su distinguer les niveaux intacts et s'étaient enfoncés largement dans une terre noire qu'ils avaient répandue en surface en rebouchant. Pas d'autre explication. Aucun intérêt.
Marc resta assis là un moment en laissant ses doigts sillonner le sol. Il ramassa un petit tesson de grès, qui lui parut plus XVI siècle que XVIIIe. Mais il ne connaissait pas grand-chose à ça et il le fourra dans sa poche. Il se releva, tapota le tronc de l'arbre pour le prévenir qu'il s'en allait et reprit l'ascension de la grille. Il touchait des pieds la poubelle quand il vit le parrain arriver.
– Très discret, dit Vandoosler.
– Et alors? dit Marc en frottant ses mains sur son pantalon. J'ai juste été voir l'arbre.
– Et qu'est-ce qu'il t'a dit?
– Que les flics de Leguennec avaient creusé beaucoup plus profond que nous, jusqu'au XVIe siècle. Mathias n'a pas tout à fait tort, la terre peut parler. Et toi?
– Descends de cette poubelle, ça m'évitera de crier. Christophe Dompierre était bien le fils du critique Daniel Dompierre. Voilà un point de réglé. Quant à Leguennec, il a fait commencer la lecture des archives chez Siméonidis mais il patine autant que nous. Sa seule satisfaction est que les dix-huit bateaux perdus en Bretagne sont tous revenus au port.
En traversant le jardin, Marc récupéra son bol de café. Il en restait une goutte froide dans le fond, qu'il but.
– Il est presque midi, dit-il. Je me décrasse et je vais avaler un morceau dans le tonneau.
– C'est du luxe, dit Vandoosler.
– Oui, mais c'est jeudi. En hommage à Sophia.
– Tu es certain que ce n'est pas pour voir Alexan-dra? Ou pour l'émincé de veau?
– Ce n'est pas ce que j'ai dit. Tu veux venir?
Alexandra était à sa table habituelle et s'échinait à faire manger son fils qui était d'humeur boudeuse. Marc passa la main dans les cheveux de Cyrille et le laissa jouer avec ses bagues. Il aimait les bagues de Saint Marc. Marc lui avait dit que c'était un magicien qui les lui avait données, qu'elles avaient un secret mais qu'il n'avait jamais trouvé lequel. Le magicien s'était envolé à la récré avant de le lui dire. Cyrille les avait frottées, tournées, il avait soufflé dessus mais rien ne s'était produit. Marc alla serrer la main de Mathias qui semblait figé derrière le comptoir.
– Qu'est-ce qu'il y a? demanda Marc, tu as l'air pétrifié.
– Je ne suis pas pétrifié, je suis coincé. Je me suis changé à toute allure, j'ai tout mis, la chemise, le gilet, le nœud papillon, mais j'ai oublié les chaussures. Juliette dit que je ne peux pas servir en sandales. C'est curieux, elle est très à cheval là-dessus.
– Je la comprends, dit Marc. Je vais te les chercher. Prépare-moi un émincé.
Marc revint cinq minutes plus tard avec les chaussures et la pipe en terre blanche.
– Tu te souviens de cette pipe et de cette terre? demanda-t-il à Mathias.
– Évidemment.
– Ce matin, j'ai été saluer l'arbre. Ce n'est plus la même terre en surface. Elle est noire et argileuse.
– Comme sous tes ongles?
– C'est ça.
– Ça veut dire que les flics ont creusé plus profond que nous.
– Oui. C'est ce que j'ai pensé.
Marc rangea le fourneau de pipe dans sa poche et sentit sous ses doigts le tesson de grès. Marc transvasait de poche en poche beaucoup de trucs inutiles dont il n'arrivait plus à se défaire par la suite. Ses poches lui faisaient le même coup que sa mémoire, elles lui foutaient rarement la paix.
Une fois en chaussures, Mathias installa Marc et Vandoosler à la table d'Alexandra, qui avait dit que ça ne la gênait pas. Puisqu'elle n'en parlait pas, Marc évita de la questionner sur l'interrogatoire qu'elle avait subi la veille. Alexandra demanda des nouvelles du voyage à Dourdan et comment allait son grand-père. Marc jeta un coup d'œil au parrain qui hocha la tête imperceptiblement, ïl s'en voulut d'avoir quêté son assentiment avant de parler à Lex et il comprit que le doute avait fait beaucoup plus de chemin en lui qu'il ne le croyait. Il lui exposa en détail le contenu du carton 1978, ne sachant plus s'il le faisait avec sincé rite ou s'il «laissait filer la ligne» pour surprendre ses réactions. Mais Alexandra, assez éteinte, ne réagissait même pas. Elle dit seulement qu'elle devrait aller voir son grand-père ce week-end.
– Je vous le déconseille pour le moment, dit Van-doosler.
Alexandra fronça les sourcils, tendit son maxillaire.
– C'est à ce point-là? Ils veulent m'inculper? demanda-t-elle à voix basse, pour ne pas inquiéter Cyrille.
– Disons que Leguennec est mal disposé. Ne bougez pas. Pavillon, école, tonneau, square et rien d'autre.
Alexandra se renfrogna. Marc pensa qu'elle n'aimait pas qu'on lui donne des ordres et elle lui fit songer un bref instant à son grand-père. Elle était capable de faire le contraire de ce que lui demandait Vandoosler pour le simple plaisir de ne pas obéir.
Juliette vint desservir la table et Marc l'embrassa. Il lui résuma Dourdan en trois mots. Il commençait à en avoir assez de ce carton 1978 qui n'avait fait que compliquer les choses sans en éclairer une seule. Alexandra habillait Cyrille pour le reconduire à l'école quand Lucien entra dans le tonneau, hors d'haleine, en faisant claquer la porte. Il prit la place d'Alexandra, ne sembla même pas la voir partir, et demanda à Mathias un énorme verre de vin.