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Leguennec conduisait à toute vitesse, furieux, Van-doosler à ses côtés, son alarme mise en marche pour pouvoir griller les feux et exprimer l'étendue de son mécontentement.
– Désolé, dit Vandoosler. Mon neveu n'a pas saisi sur le coup l'importance de la visite de Dompierre et il a négligé de m'en parler.
– Il est idiot ton neveu ou quoi?
Vandoosler se crispa. Il pouvait s'engueuler avec Marc à perte d'heures mais il ne tolérait pas que quiconque le critique.
– Tu peux dire à ton gyrophare de la boucler? dit-il. On ne s'entend pas dans cette bagnole. Maintenant que Dompierre est mort, on n'est plus à une minute près.
Sans un mot, Leguennec coupa son alarme.
– Marc n'est pas un idiot, dit Vandoosler sèchement. Si tu enquêtais aussi bien que lui le fait sur le Moyen Âge, il y a longtemps que tu aurais quitté ton commissariat de quartier. Alors écoute bien. Marc avait l'intention de te prévenir aujourd'hui. Hier, il avait des rendez-vous importants, il cherche du boulot. Tu as même de la chance qu'il ait accepté de recevoir ce type louche et embrouillé et d'écouter toutes ses salades, sinon l'enquête se serait dirigée côté Genève et le maillon manquant t'aurait échappé. Tu devrais plutôt lui être reconnaissant. D'accord, Dompierre s'est fait tuer. Mais il ne t'aurait rien dit de plus hier et tu ne l'aurais pas mis sous protection. Donc, ça ne change rien. Ralentis, on arrive.
– Auprès de l'inspecteur du 19e, maugréa Leguen-née, un peu calmé, je te fais passer pour un de mes collègues. Et tu me laisses faire. Entendu?
Leguennec montra sa carte pour franchir la barrière qui avait été installée devant l'accès au parking de l'hôtel, en fait une petite arrière-cour crasseuse réservée aux véhicules des clients. L'inspecteur Vernant, du commissariat du secteur, avait été prévenu de l'arrivée de Leguennec. Il n'était pas fâché de lui repasser l'affaire parce qu'elle s'annonçait singulièrement mal. Pas de femme, pas d'héritage, pas de politique foireuse, rien en vue. Leguennec serra les mains, présenta de manière inaudible son collègue et écouta ce que Vernant, un jeune blond, avait recueilli comme informations.
– Le patron de l'Hôtel du Danube nous a appelés ce matin avant huit heures. Il a découvert le corps alors qu'il rentrait les poubelles. Ça lui a donné un drôle de choc et toute la suite. Dompierre était chez lui depuis deux nuits, venu de Genève.
– Via Dourdan, précisa Leguennec. Continuez.
– Aucun appel pour lui et aucun courrier, sauf une lettre non timbrée déposée à son intention dans la boîte de l'hôtel, hier après-midi. Le patron a ramassé l'enveloppe à cinq heures et l'a glissée dans le casier de Dompierre, chambre 32. Inutile de vous préciser qu'on n'a pas retrouvé cette lettre, ni sur lui, ni dans sa chambre. Il est évident que c'est ce message qui 1'a attiré dehors. Un rendez-vous, très probablement. L'assassin aura repris sa lettre. Cette petite cour est parfaite pour un meurtre. À part la façade arrière de l'hôtel, les deux autres murs sont aveugles et le tout donne sur ce passage où seuls les rats circulent la nuit. De plus, chaque client dispose d'une clef qui ouvre cette petite porte sur la cour, car l'hôtel ferme sa porte principale à onze heures. Facile de faire descendre Dom-pierre à une heure tardive par l'escalier de service, de le faire sortir par cette porte et de tenir conciliabule dans la courette entre deux voitures. D'après ce que vous m'avez dit, le type était en quête de renseignements. Il n'a pas dû se méfier. Un coup violent sur le crâne et deux coups de couteau dans le ventre.
Le médecin qui s'affairait autour du corps leva la tête.
– Trois coups, précisa-t-il. On n'a pas voulu prendre de risque. Le pauvre gars a dû mourir dans les quelques minutes qui ont suivi.
Vernant désigna des éclats de verre étalés sur un plastique.
– C'est avec cette petite bouteille de flotte que Dompierre a été frappé. Aucune empreinte, bien entendu.
Il secoua la tête.
– On vit à une triste époque où le premier crétin venu sait qu'il faut porter des gants.
– L'heure du décès? demanda Vandoosler à voix basse.
Le médecin légiste se redressa, épousseta son pantalon.
– Pour l'instant, je dirais entre onze heures et deux heures du matin. Je serai plus précis après l'autopsie car le patron sait à quelle heure Dompierre à pris son dîner. Je vous ferai parvenir mes premières conclusions dans la soirée. Pas plus tard que deux heures, en tous les cas.
– Le couteau? demanda Leguennec.
– Un couteau de cuisine probablement, modèle courant, assez grand. Arme ordinaire.
Leguennec se tourna vers Vernant.
– Le patron de l'hôtel n'a rien remarqué de parti-culier sur cette enveloppe adressée à Dompierre?
– Non. Le nom était écrit au stylo bille en majuscules. Enveloppe blanche ordinaire. Tout est ordinaire. Tout est discret.
– Pourquoi avoir choisi cet hôtel de dernière catégorie? Dompierre ne semblait pas sans le sou.
– D'après le patron, dit Vernant, Dompierre avait habité ce quartier étant gosse. Ça lui plaisait d'y revenir.
On avait enlevé le corps. Il ne restait plus au sol que l'inévitable tracé de craie qui contournait la silhouette.
– La porte était-elle encore ouverte ce matin? demanda Leguennec.
– Refermée, dit Vernant. Sans doute par le client matinal qui est sorti vers sept heures trente, d'après le patron. Dompierre avait encore la clef de la porte dans sa poche.
– Et ce client n'a rien remarqué?
– Non. Et sa voiture était pourtant garée tout près du corps. Mais à sa gauche, la portière du conducteur placée de l'autre côté. Si bien que sa voiture, une grosse R 19, lui masquait tout à fait le cadavre. Il a dû démarrer sans se rendre compte de rien, en marche avant.
– Bon, conclut Leguennec. Je vous suis, Vernant, pour les formalités. Je suppose que vous ne voyez pas d'inconvénient à me transférer le dossier?
– Du tout, dit Vernant. Pour le moment, la piste Siméonidis semble la seule convaincante. Vous prenez donc la relève. Si rien n'en sort, vous me repasserez le paquet.
Leguennec déposa Vandoosler à une bouche de métro avant de rejoindre Vernant à son commissariat.
– Je passerai dans ton coin tout à l'heure, lui dit-il. J'ai des alibis à vérifier. Et d'abord, joindre le ministère pour savoir où se promène Pierre Relivaux. À Toulon ou ailleurs?
– Une partie de cartes ce soir? Une baleinière? proposa Vandoosler.
– On verra. Je passerai en tout cas. Qu'est-ce que tu attends pour faire installer le téléphone chez toi?
– L'argent, dit Vandoosler.
Il était presque midi. Soucieux, Vandoosler chercha aussitôt une cabine téléphonique avant de prendre le métro. Le temps de traverser tout Paris et le renseignement pourrait lui échapper. Il se méfiait de Leguennec. Il composa le numéro du Tonneau et eut Juliette en ligne.
– C'est moi, dit-il. Est-ce que tu peux me passer Saint Matthieu?
– Ils ont trouvé quelque chose? demanda Juliette. Ils savent qui c'est?
– Si tu crois que ça se fait comme ça, en deux heures. Non, ça va être compliqué, impossible peut-être.
– Bien, soupira Juliette. Je te le passe.
– Saint Matthieu? dit Vandoosler. Réponds-moi tout bas. Est-ce qu'Alexandra déjeune ici aujourd'hui?
– C'est mercredi, mais elle est là avec Cyrille. Elle a pris ses habitudes. Juliette lui fait des petits plats extra. Aujourd'hui, le petit a de la purée de courgettes.
Sous l'influence maternelle de Juliette, Mathias se mettait à apprécier la cuisine, c'était évident. Peut-être, pensa rapidement Vandoosîer, cet objet d'intérêt pratique l'aidait-il à se garder d'un objet d'intérêt bien plus prenant, Juliette elle-même et ses belles épaules blanches. À sa place, Vandoosler se serait jeté sans embarras sur Juliette plutôt que sur de la purée de courgettes. Mais Mathias était un gars compliqué, mesurant ses actions, ne s'exposant pas en terrain découvert sans avoir longuement réfléchi. À chacun son truc avec les femmes. Vandoosler ôta de son esprit les épaules de Juliette, dont l'image le faisait légèrement frémir, surtout quand elle se penchait pour attraper un verre. Ce n'était certainement pas le moment de frémir. Ni lui, ni Mathias ni personne.