Marc passa ses mains sur ses yeux. Il arrivait au moment où le réseau des pensées devient un foutoir si intense qu'on ne peut plus y passer une seule aiguille. Il n'y a plus qu'à tout laisser tomber et.tenter de s'en dormir. Repli vers l'arrière, aurait dit Lucien, loin des zones de feu. Et Lucien, il éruptionnait, lui? Ça n'existe pas, éruptionner. Érupter? Non plus. Lucien était plutôt à ranger dans l'activité sismique fumante chronique. Et Mathias? Pas du tout tectonique, Mathias. Mathias, c'était l'eau, la flotte. Mais la vaste flotte, l'océan. L'océan qui refroidit les laves. N'empêche qu'au fond de l'océan, ce n'est pas si calme qu'on croit. Il y en a des merdes aussi là-dedans, il n'y a pas de raison. Des fosses, des fractures… Et peut-être même, tout au fond, de dégueulasses espèces animales inconnues. Alexandra s'était couchée. Il n'y avait plus de bruit en bas, tout était noir. Marc s'engourdissait mais il n'avait pas froid. La lumière revint dans l'escalier et il entendit le parrain descendre doucement les marches et s'arrêter à sa hauteur.
– Tu devrais aller dormir, Marc, vraiment, chuchota Vandoosler.
Et le vieux s'éloigna avec sa lampe de poche. Pisser dehors, sûrement. Action nette, simple et salutaire. Vandôosler le Vieux ne s'était jamais intéressé à la tectonique des plaques et pourtant Marc lui en avait souvent parlé. Marc n'eut pas envie d'être sur sa marche à son retour. Il monta rapidement, ouvrit sa fenêtre pour se faire du frais et se coucha. Pourquoi le parrain emportait-il un sac en plastique pour aller pisser dehors?
20
Le lendemain, Marc et Lucien emmenèrent Alexandra dîner chez Juliette. Les interrogatoires avaient commencé, et s'annonçaient lents, longs, impuissants.
Pierre Relivaux y était passé ce matin, pour la deuxième fois. Vandoosler répercutait toutes les informations que lui fournissait l'inspecteur Leguennec. Oui, il avait cette maîtresse à Paris mais il ne voyait pas ce que ça pouvait leur faire et comment ils le savaient déjà. Non, Sophia ne l'avait jamais appris. Oui, il héritait d'un tiers de ses biens. Oui, c'était une énorme somme mais il aurait préféré que Sophia restât vivante. Si on ne le croyait pas, qu'ils aillent se faire foutre. Non, Sophia n'avait pas d'ennemis personnels. Un amant? Ça l'étonnerait.
Ensuite, Alexandra Haufman y était passée. Tout redire quatre fois de suite. Sa mère héritait d'un tiers des biens de Sophia. Mais sa mère ne savait rien lui refuser, n'est-ce pas? Elle bénéficiait donc directement de l'afflux d'argent sur la famille. Oui, sûrement, et alors? Pourquoi était-elle venue à Paris? Oui pouvait confirmer l'invitation de Sophia? Où avait-elle été cette nuit? Nulle part? Difficile à croire.
Ça dura trois heures avec Alexandra.
En fin d'après-midi, Juliette y était passée à son tour.
– Elle n'a pas l'air de bonne humeur, Juliette, dit Marc à Mathias entre deux plats.
– Leguennec l'a vexée, dit Mathias. Il ne croyait pas qu'une cantatrice pût être l'amie d'une patronne de bistrot.
– Tu penses que Leguennec fait ça exprès pour énerver?
– Peut-être. En tout cas, s'il veut blesser, c'est fait. Marc regardait Juliette qui rangeait des verres en
silence.
– Je vais aller lui dire un mot, dit Marc.
– Inutile, dit Mathias, j'ai déjà parlé.
– On n'a peut-être pas les mêmes mots? dit Marc en croisant le regard de Mathias un bref instant.
Il se leva et passa entre les tables jusqu'au comptoir.
– Ne t'en fais pas, murmura-t-il à Mathias au passage, je n'ai rien d'intelligent à lui dire. J'ai simplement un gros service à lui demander.
– Fais comme tu veux, dit Mathias.
Marc s'accouda au comptoir et fit signe à Juliette de le rejoindre.
– Leguennec t'a fait mal? demanda-t-il.
– Ce n'est pas bien grave, j'ai une certaine pratique. Mathias t'a raconté?
– Trois mots. Avec Mathias, c'est déjà beaucoup. Qu'est-ce que Leguennec voulait savoir?
– Cherche, ce n'est pas compliqué. Comment une cantatrice peut-elle adresser la parole à une fille d'épiciers de province? Et alors? Les grands-parents de Sophia, ils poussaient des chèvres, comme tout le monde.
Juliette arrêta son va-et-vient derrière le comptoir.
– En réalité, dit-elle en souriant, c'est ma faute. Devant sa moue de flic sceptique, j'ai commencé à me justifier comme une enfant. À dire que Sophia avait des amies dans des strates sociales où je n'avais pas accès, à dire que ce n'était pas forcément à ces femmes qu'elle pouvait parler tranquillement. Mais il gardait sa moue sceptique.
– C'est un truc, dit Marc.
– Peut-être, mais ça marche bien. Parce que moi, au lieu de réfléchir, j'ai versé dans le ridicule: je lui ai montré ma bibliothèque pour lui prouver que je savais lire. Pour lui montrer que pendant toutes ces années et avec toute cette solitude, j'ai lu et lu, des milliers de pages. Alors il a parcouru les rayonnages et il a commencé à accepter l'idée que j'avais pu être amie avec Sophia. Quel con!
– Sophia disait qu'elle ne lisait presque rien, dit Marc.
– Justement. Moi je n'y connaissais rien en opéra. Alors on échangeait, on discutait, dans la bibliothèque. Sophia regrettait d'avoir «raté» la route de la lecture. Moi, je lui disais que, des fois, on lit parce qu'on a raté d'autres machins. Ça paraît idiot, mais, certains soirs, Sophia chantait pendant que je pianotais, et d'autres soirs, je lisais pendant qu'elle fumait.
Juliette soupira.
– Le pire, c'est que Leguennec a été questionner mon frère pour savoir si, à tout hasard, les livres n'étaient pas à lui. Cette blague! Georges n'aime que les mots croisés. Il est dans l'édition mais il ne lit pas une ligne, il s'occupe de la diffusion. Remarque qu'en mots croisés, il est force 7. Enfin, voilà comment, quand on est bistrotière, on n'a pas le droit d'être l'amie de Sophia Siméonidis à moins de fournir la preuve qu'on a su s'arracher aux pâturages normands. Il y a de la boue dans les pâturages.
– Ne t'énerve pas, dit Marc. Leguennec a emmerdé tout le monde. Tu peux me servir un verre?
– Je te l'apporte à table.
– Non, au comptoir, s'il te plaît.
– Qu'est-ce que tu as, Marc? Tu es vexé toi aussi?
– Pas exactement. J'ai un service à te demander. Dans ton jardin, il y a bien un petit pavillon? Indépendant?
– Oui, tu l'as vu. Il date du siècle dernier, construit pour les domestiques de la maison, je suppose.
– C'est comment? En bon état? On peut y vivre?
– Tu veux quitter les autres?
– Dis-moi, Juliette, on peut y vivre?
– Oui, c'est entretenu. Il y a tout ce qu'il faut.
– Pourquoi as-tu installé ce pavillon? Juliette se mordilla les lèvres.
– Au cas où, Marc, au cas où. Je ne suis peut-être pas vouée à la solitude pour toujours… On ne sait jamais. Et comme mon frère vit avec moi, un petit pavillon pour l'indépendance, au cas où… Ça te paraît ridicule? Ça te fait rire?
– Pas du tout, dit Marc. Tu as quelqu'un à mettre dedans en ce moment?
– Tu sais bien que non, dit Juliette en haussant les épaules. Alors, qu'est-ce que tu veux?
– Je voudrais que tu le proposes délicatement à quelqu'un. Si ça ne t'embête pas. Contre un petit loyer.
– Pour toi? Pour Mathias? Lucien? Le commissaire? Vous ne vous supportez plus?
– Si. Ça va à peu près bien. C'est Alexandra. Elle dit qu'elle ne peut pas rester chez nous. Elle dit qu'elle nous gêne avec son fils, qu'elle ne peut pas s'incruster là, mais je crois surtout qu'elle veut être un peu tranquille. En tous les cas, elle fait les annonces, elle cherche quelque chose. Alors, j'ai pensé…
– Tu ne veux pas qu'elle s'éloigne, c'est ça? Marc fit tourner son verre.
– Mathias dit qu'il faut veiller sur elle. Tant que l'affaire n'est pas terminée. Dans ton pavillon, elle serait tranquille avec son fils, et en même temps, elle serait tout près.