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– Et tu ne te souviens pas de cette citation de Moby Dick? demanda-t-il.

– Non, je te l'ai déjà dit. C'était une belle phrase, à la fois technique et lyrique, avec des vastes étendues dedans, mais ça n'avait rien à voir avec son affaire. Genre philosophique, quête de l'impossible, et tout le truc.

– N'empêche, dit Vandoosler, j'aurais bien aimé. que tu me la retrouves.

– Tu n'espères pas que je vais relire tout le bouquin pour te la chercher, non?

– Je ne l'espère pas. Ton idée de Dourdan est bonne, mais tu pars à l'aveuglette. D'après ce que j'en sais, ça m'étonnerait que Siméonidis ait quelque chose à te dire. Et Dompierre ne lui a sûrement pas parlé des «quelques petites choses» qu'il a trouvées.

– Je veux aussi me faire une idée de la seconde femme et du beau-fils. Tu peux prendre le relais cet après-midi? J'ai besoin de réfléchir et de me dégourdir.

– File, Marc. Moi, j'ai besoin de m'asseoir. Je t'em-prunte ta fenêtre.

– Attends, j'ai un truc urgent à faire avant de par-tir.

Marc monta chez lui et redescendit après trois minutes.

– C'est fait? demanda Vandoosler.

– Quoi? dit Marc en enfilant sa veste noire.

– Ton truc urgent.

– Ah oui. C'était l'éîymologie du mot «cabas». Tu veux savoir?

Vandoosler secoua la tête, un peu découragé.

– Si, tu vas voir, ça vaut le coup. Origine 1327, on appelait comme ça les paniers dans lesquels on envoyait les figues et les raisins du Midi. C'est intéres-sant, non?

– Je m'en fous, dit Vandoosler. File maintenant. Vandoosler passa le reste de la journée à regarder la rue. Ça l'amusait beaucoup mais l'histoire de Marc et de Dompierre le tracassait. Il trouvait remarquable que Marc ait eu l'impulsion de rattraper cet homme. Marc était assez bon dans l'impulsion. Malgré ses lignes de conduite souterraines, fermes et même trop pures, perceptibles à qui le connaissait bien, Marc partait un peu dans tous les sens dans ses envolées analytiques, mais ses écarts nombreux de raisonnement et d'humeur pouvaient produire des effets précieux. Marc était guetté autant par le défaut d'angélisme que par celui contraire d'impatience. On pouvait aussi compter sur Mathias, non pas tant comme décrypteur, mais comme capteur. Vandoosler pensait à Saint Matthieu comme à une sorte de dolmen, une roche massive, statique, sacrée, mais s'imprégnant à son insu de toutes sortes d'événements sensibles, orientant ses particules de mica dans le sens des vents. Compliqué à décrire en tous les cas. Parce que en même temps capable de mouvements prompts, de courses, d'audaces à des instants judicieusement déterminés. Quant à Lucien, un idéaliste dispersé sur toutes les gammes des excès possibles, des stridences les plus criardes aux basses les plus bourdonnantes. Dans son agitation cacophonique, se produisaient inévitablement des impacts, des collisions diverses capables de faire surgir des étincelles inespérées.

Et Alexandra?

Vandoosler alluma une cigarette et revint à la fenêtre. Marc la voulait, cette fille, c'était probable, mais il était encore trop empêtré dans les traces de sa femme partie. Vandoosler avait bien du mal à suivre son neveu dans ses lignes de fond, lui qui n'avait jamais tenu plus de quelques mois des serments faits pour un demi-siècle. Qu'est-ce qu'il avait besoin de faire tant de ser-ments, aussi? Le visage de la jeune demi-Grecque le touchait. Pour ce qu'il en percevait, il y avait chez Alexandra un intéressant combat entre vulnérabilité et hardiesse, des sentiments authentiques et retenus, des bravades farouches, parfois silencieuses. Cette sorte d'assemblage ardent qui passait en douceur, et qu'il avait trouvé et aimé longtemps avant sous une autre forme. Et largué en une demi-heure. Il la revoyait net-tement s'éloigner sur ce quai de gare avec les jumeaux; jusqu'à ce qu'ils ne dessinent plus que trois petits points. Et où étaient-ils, ces trois petits points? Van-doosler se redressa et saisit la barre du balcon. Depuis dix minutes, il ne regardait plus du tout la rue. Il jeta sa cigarette et refit défiler la liste des arguments non négligeables que Leguennec dressait contre Alexandra. Gagner du temps et des événements nouveaux afin de retarder l'issue de l'enquête du Breton. Dompierre allait peut-être faire l'affaire.

Marc rentra tard, suivi de peu par Lucien qui était de courses, et qui avait passé commande la veille à Marc de deux kilos de langoustines, si elles semblaient fraîches, et si bien sûr le vol lui semblait praticable.

– Ça n'a pas été facile, dit Marc en déposant un gros sac de langoustines sur la table. Pas facile du tout. En fait, j'ai piqué le sac du type qui était devant moi.

– Ingénieux, dit Lucien. On peut vraiment compter sur toi.

– La prochaine fois, essaie d'avoir des désirs plus simples, dit Marc.

– C'est tout mon problème, dit Lucien.

– Tu n'aurais pas fait un soldat très efficace, laisse-moi te le dire.

Lucien s'arrêta net dans son travail culinaire et

regarda sa montre.

– Merde, cria-t-il, la Grande Guerre!

– Quoi encore, la Grande Guerre? Tu es mobilisé?

Lucien lâcha son couteau de cuisine, le visage consterné.

– On est le 8 juin, dit-il. Catastrophe, mes langoustines… J'ai un dîner commémoratif ce soir, je ne peux pas le rater.

– Commémoratif?' Tu t'embrouilles mon vieux. À cette époque de l'année, c'est pour la Seconde Guerre, et c'est le 8 mai, pas le 8 juin. Tu mélanges tout.

– Non, dit Lucien. Bien sûr que le dîner 39-45 devait avoir lieu le 8 mai. Mais ils voulaient y convier deux vétérans chenus de la Première Guerre, pour l'ampleur historique, tu comprends. Mais un des vieux était malade. Alors ils ont repoussé d'un mois la soirée pour les vétérans. Ce qui fait que c'est ce soir. Je ne peux pas rater ça, c'est trop important: un des deux vieux a quatre-vingt-quinze ans et il a toute sa tête. Il faut que je le rencontre. C'est un choix: l'Histoire ou les langoustines.

– Va pour l'Histoire, dit Marc.

– Evidemment, dit Lucien. Je file m'habiller.

Il jeta un regard plein de regret sincère sur la table et grimpa jusqu'à son troisième étage. Il partit en courant et en demandant à Marc de lui laisser des langoustines pour cette nuit, quand il rentrerait.

– Tu seras trop soûl pour ce genre de délicatesse, dit Marc.

Mais Lucien ne l'entendait plus, il courait vers 14-18.

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Mathias fut alerté dans son sommeil par des appels répétés. Mathias était un dormeur aux aguets. Il sortit de son lit et vit par la fenêtre Lucien qui gesticulait dans la rue en criant leurs noms. Il s'était juché sur une grande poubelle, on ne sait pourquoi au juste, peut-être pour mieux se faire entendre, et son équilibre paraissait précaire. Mathias prit un manche de balai sans balai et frappa deux coups au plafond pour réveiller Marc. Il n'entendit rien bouger et décida de se passer de son aide. Il rejoignit Lucien dans la rue au moment où celui-ci tombait de son perchoir.

– Tu es complètement ivre, dit Mathias. Ça ne va pas de gueuler comme ça dans la rue à deux heures du matin?

– J'ai perdu mes clefs, mon vieux, bafouilla Lucien. Je les ai sorties de ma poche pour ouvrir la grille et elles m'ont glissé des mains. Toutes seules, je te jure, toutes seules. Elles sont tombées quand je passais devant le front Est. Impossible de les retrouver dans tout ce noir.

– C'est toi qui es noir. Rentre, on cherchera tes clefs demain.

– Non, je veux mes clefs! cria Lucien, avec l'insistance infantile et butée de ceux qui en ont un sérieux coup dans l'aile.

Il échappa à l'étreinte de Mathias et se mit à fureter, la tête baissée, la démarche incertaine, devant la grille de Juliette.

Mathias aperçut Marc, qui, réveillé à son tour, s'approchait d'eux.

– Ce n'est pas trop tôt, dit Mathias.

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