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– D'accord, dit Marc. Mais fais vite. Le train est à 14 h 57 à Austerlitz.

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Un peu moins de deux heures plus tard, Marc et Lucien rôdaient dans l'allée des Grands-Ifs. Le vent soufflait fort à Dourdan et Marc aspirait ce courant de nord-ouest. Ils s'arrêtèrent devant le n° 12, qui était protégé par des murs de part et d'autre d'une porte d'entrée en bois plein.

– Fais-moi la courte échelle, dit Marc. J'aimerais bien voir à quoi ça ressemble chez Sophia.

– Quelle importance? dit Lucien.

– J'ai envie, c'est tout.

Lucien posa délicatement son sac, vérifia que la rue était déserte et croisa solidement ses deux mains.:

– Retire ta chaussure, dit-il à Marc. Je ne veux pas que tu me dégueulasses les mains.

Marc soupira, retira une chaussure en se tenant à Lucien et grimpa.

– Tu vois quelque chose? demanda Lucien.

– On voit toujours quelque chose.

– C'est quoi?

– La propriété est grande. C'est vrai qu'elle était riche, Sophia. Ça descend en pente douce derrière la maison.

– Comment est la maison? Moche?

– Pas du tout, dit Marc. Un peu grecque, malgré les ardoises. Longue et blanche, sans étage. Elle a dû la faire construire. C'est drôle, les volets ne sont même pas fermés. Attends. Non, c'est parce qu'il y a des claustras aux fenêtres. Grecque, je te dis. Il y a un petit garage et un puitsr. Il n'y a que le puits qui soit ancien là-dedans. Ça ne doit pas être désagréable, l'été.

– On peut lâcher? demanda Lucien.

– Tu fatigues?

– Non, mais quelqu'un peut venir.

– Tu as raison, je descends.

Marc se rechaussa et ils arpentèrent la rue en regardant les noms sur les portes ou sur les boîtes aux lettres, quand il y en avait. Ils préféraient faire ainsi avant de demander à quelqu'un, pour que leur venue soit le plus discrète possible.

– Là, dit Lucien après une centaine de mètres. Cette petite bicoque entretenue avec les fleurs.

Marc déchiffra la plaque de cuivre ternie: K. et J. Siméonidis.

– C'est bon, dit-il. Tu te souviens bien de ce qu'on est convenus?

– Ne me prends pas pour un con, dit Lucien.

– Entendu, dit Marc.

Un assez beau vieillard vint leur ouvrir. Il les considéra en silence, attendant des explications. Depuis la mort de sa fille, il avait vu passer du monde: des flics, des journalistes, et Dompierre.

Lucien et Marc exposèrent alternativement le but de leur visite en y mettant de grandes doses de gentillesse. Ils étaient convenus de cette gentillesse dans le train, mais la tristesse que portait le vieux Siméonidis sur son visage la rendait plus spontanée. Ils parlèrent de Sophia tout doucement. Ils finirent presque par croire à leur propre mensonge en expliquant que Sophia, leur voisine, leur avait confié une mission personnelle, Marc raconta l'affaire de l'arbre. Rien de tel qu'un support véridique pour y suspendre un mensonge.

Qu'après cette affaire de l'arbre, Sophia était restée inquiète malgré tout. Un soir, en discutant dans la petite rue avant d'aller dormir, elle leur avait fait promettre, si par hasard il lui arrivait malheur, de chercher à savoir. Elle n'avait pas confiance en la police, qui, disait-elle, l'oublierait avec tous les portés disparus. À eux, elle avait fait confiance pour aller jusqu'au bout. C'est pourquoi ils étaient là, estimant par respect et par amitié pour Sophia qu'ils avaient à faire leur devoir.

Siméonidis écouta avec attention ce discours qui semblait plus stupide et lourd aux oreilles de Marc à mesure qu'il le débitait. Il les invita à entrer. Un flic en uniforme était là, qui interrogeait dans le salon une femme qui devait être Mme Siméonidis. Marc n'osa pas la dévisager, d'autant que le dialogue s'était interrompu à leur entrée. Il ne put que percevoir par l'angle de son regard une femme de soixante ans assez ronde, aux cheveux tirés derrière la nuque, qui ne leur marqua qu'un léger signe de bienvenue. Elle s'occupait des questions du flic et elle avait l'expression dynamique de ceux qui souhaitent être décrits comme des dynamiques. Siméonidis traversa la pièce d'un pas assez vif, entraînant Marc et Lucien, marquant une indifférence appuyée pour ce flic qui encombrait son salon. Mais le flic les arrêta tous les trois en se levant d'un mouvement brusque. C'était un jeune type à l'expression butée, bornée, conforme à la plus tragique idée qu'on puisse se faire d'un crétin à qui la consigne tient lieu de pensée. Pas de chance. Lucien poussa un soupir exagéré.

– Navré, monsieur Siméonidis, dit le flic, mais je ne peux vous autoriser à faire pénétrer quiconque dans votre domicile sans être informé de l'état civil de ces personnes et du motif de leur visite. Ce sont les ordres et vous en avez été informé.

Siméonidis eut un bref et mauvais sourire.

– Ce n'est pas mon domicile, c'est ma maison, dit-il d'une voix qu'il avait très sonore, et ce ne sont pas des personnes, ce sont des amis. Et sachez qu'un Grec de Delphes, né à cinq cents mètres de l'Oracle, ne reçoit aucun ordre de qui que ce soit. Mettez-vous ça dans le crâne.

– La loi est faite pour tous, monsieur, répondit le flic.

– Votre loi, vous pouvez vous la foutre au cul, dit Siméonidis d'un ton égal.

Lucien jubilait. Exactement le genre de vieil emmer-deur avec qui on aurait pu bien rigoler si seulement les circonstances ne l'avaient rendu aussi triste.

Les difficultés durèrent encore un bon moment avec le flic, qui prit note de leurs noms et les identifia sans peine en consultant son carnet comme les voisins de Sophia Siméonidis. Mais rien n'interdisant d'aller consulter les archives de quelqu'un avec sa bénédiction, il dut les laisser aller en les avertissant que, de toute façon, ils subiraient une inspection avant leur départ. Aucun document ne devait pour l'instant sortir de la maison. Lucien haussa les épaules et suivit Siméonidis. Soudain rageur, le vieux Grec revint sur ses pas et agrippa le flic par le revers de sa veste. Marc pensa qu'il allait lui casser la gueule et que ça allait être intéressant. Mais le vieux hésita.

– Et puis non… dit Siméonidis après un silence. Tant pis.

Il lâcha le flic comme un truc pas propre et sortit de la pièce pour rejoindre Marc et Lucien. Ils montèrent un étage, suivirent un couloir et le vieux leur ouvrit, à l'aide d'une clef suspendue à sa ceinture, la porte d'une pièce peu éclairée, aux étagères bourrées de dossiers.

– La pièce de Sophia, dit-il à voix basse. Je suppose que c'est cela qui vous intéresse?

Marc et Lucien hochèrent la tête.

– Pensez-vous trouver quelque chose? demanda Siméonidis. Le pensez-vous?

Il les fixait d'un regard sec, les lèvres contractées, l'expression douloureuse.

– Et si on ne trouve rien? dit Lucien. Siméonidis frappa du poing sur la table.

– Vous devrez trouver, ordonna-t-il. J'ai quatre-vingt-un ans, je ne peux plus bouger et je ne peux plus comprendre comme je le voudrais. Vous, peut-être. Je veux cet assassin. Nous, les Grecs, on ne lâche jamais, c'est ce que disait ma vieille Andromaque. Leguennec n'est plus libre de penser. J'ai besoin d'autres personnes, j'ai besoin d'hommes libres. Peu m'importe que Sophia vous ait ou non confié une «mission». C'est vrai ou c'est faux. Je pense que c'est faux.

– C'est en effet assez faux, admit Lucien.

– Bien, dit Siméonidis. On se rapproche. Pourquoi cherchez-vous?

– Le métier, dit Lucien.

– Détectives? demanda Siméonidis.

– Historiens, répondit Lucien.

– Où est le rapport avec Sophia? Lucien désigna Marc du doigt.

– Lui, dit-il. Lui ne veut pas qu'on inculpe Alexan-dra Haufman. Il est prêt à balancer n'importe qui d'autre à sa place, même un innocent.

– Excellent, dit Siméonidis. Si ça peut vous rendre service, sachez que Dompierre n'est pas resté longtemps ici. Je pense qu'il n'a consulté qu'un seul dossier, sans hésiter. Vous le voyez, les cartons sont classés par années.

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