– Ne t'inquiète pas, dit Marc à Juliette. C'est la Grande Guerre qui lui fait ça. Ça passe, ça revient, ça passe. Question d'habitude.
– Imbécile, dit Lucien dans un souffle.
Au ton de Lucien, Marc sentit qu'il se trompait. Ce n'était pas la Grande Guerre. Lucien n'avait pas cette expression heureuse qu'aurait dû lui procurer la découverte des carnets de guerre d'un soldat paysan. Il était anxieux et trempé de sueur. Sa cravate était de travers et deux plaques rouges lui avaient poussé sur le front. Lucien, encore essoufflé, jeta un coup d'œil aux clients qui déjeunaient au Tonneau et, par signes, demanda à Vandoosler et Marc de rapprocher leurs visages.
– Ce matin, commença Lucien entre deux respirations, j'ai téléphoné chez René de Frémonville. Il avait changé de numéro. Alors j'ai été directement chez lui.
Lucien but une large gorgée de vin rouge avant de continuer.
– Sa femme était là. R. de Frémonville, c'est sa femme: Rachel, une dame de soixante-dix ans. J'ai demandé à voir son mari. Tu parles d'une gaffe. Tiens-toi bien, Marc, Frémonville est mort depuis belle lurette.
– Et alors? dit Marc.
– Il a été assassiné, mon vieux. Clac, deux balles dans la tête un soir de septembre 1979. Et attends, il n'était pas seul. Il était avec son vieux copain Daniel Dompierre. Clac, deux balles pour lui aussi. Flingues, les deux critiques.
– Merde, dit Marc.
– Tu peux le dire, parce que mes carnets de guerre, ils se sont envolés dans le déménagement qui a suivi. La femme de Frémonville s'en foutait. Elle est incapable de savoir où ils ont pu passer.
– Au fait, il était paysan, le soldat? demanda Marc. Lucien le regarda avec étonnement.
– Ça t'intéresse maintenant?
– Non. Mais à force, ça m'imbibe.
– Eh bien oui, dit Lucien en s'animant, il était paysan! Alors, tu vois? Ce n'est pas un miracle, ça? Si seulement…
– Passe sur les carnets de guerre, ordonna Van-doosler. Continue. Il a dû y avoir une enquête, non?
– Bien sûr, dit Lucien. Ça été le plus dur à savoir. Rachel de Frémonville se dérobait et ne voulait pas en parler. Mais j'ai été tout en habileté et en persuasion. Frémonville alimentait le marché du théâtre parisien en cocaïne. Son copain Dompierre aussi, sans doute. Les flics en ont retrouvé une cargaison sous les lattes du parquet, chez Frémonville, là où les deux critiques ont été descendus. L'enquête a conclu à un règlement de comptes entre gros dealers. L'affaire était transparente en ce qui concerne Frémonville mais les preuves contre Dompierre étaient rabougries. Les flics n'ont retrouvé chez lui que quelques sachets de coke coincés derrière une plaque de cheminée.
Lucien vida son verre et en demanda un autre à Mathias. Au lieu de ça, Mathias lui apporta un émincé de veau.
– Mange, dit-il.
Lucien regarda le visage résolu de Mathias et attaqua son émincé.
– Rachel m'a dit qu'à l'époque, Dompierre fils, c'est-à-dire Christophe, avait refusé de croire quoi que ce soit de ce genre sur son père. La mère et le fils se sont bagarrés dur avec les flics mais ça n'a rien changé. Double assassinat classé à la rubrique trafic de drogue. Ils n'ont jamais mis la main sur le meurtrier.
Lucien se calmait. Son souffle redevenait régulier. Vandoosler avait pris sa tête de flic, le nez offensif, les yeux enfoncés loin derrière ses sourcils. Il massacrait les morceaux de pain que Mathias avait apportés dans une corbeille.
– De toute façon, dit Marc, qui essayait de classer ses idées à toute vitesse, ça n'a rien à voir avec notre truc. Ces deux types se sont fait buter plus d'un an après la représentation d'Elektra. Affaire de drogue, en plus. Je suppose que les flics savaient de quoi ils parlaient.
– Ne fais pas l'imbécile, Marc, dit Lucien avec impatience. Le jeune Christophe Dompierre n'y croyait pas. Aveuglement d'amour filial? Peut-être. Mais quinze ans plus tard, quand Sophia se fait tuer, il réapparaît, il cherche une nouvelle piste. Tu te souviens de ce qu'il t'a dit? De sa «misérable petite croyance»?
– S'il se trompait il y a quinze ans, dit Marc, il pouvait encore se tromper il y a trois jours.
– Sauf, dit Vandoosler, qu'il s'est fait tuer. On ne tue pas quelqu'un qui se trompe. On tue quelqu'un qui trouve.
Lucien hocha la tête et sauça son assiette d'un geste ample. Marc soupira. Il se trouvait l'esprit lent ces derniers temps et ça le souciait.
– Dompierre avait trouvé, reprit Lucien à voix basse. Il avait donc déjà raison, il y a quinze ans.
– Trouvé quoi?
– Qu'un figurant avait agressé Sophia. Et si tu veux mon avis, son père savait qui c'était, et il lui avait dit. Il l'avait peut-être croisé quand il sortait en courant de la loge, la cagoule à la main. Ce qui fait que le lendemain, le figurant ne revient pas. Il a la trouille d'être reconnu. Ce doit être la seule chose que Christophe savait: que son père connaissait l'agresseur de Sophia. Et que si Frémonville trafiquait de la coke, ce n'était pas le cas de Daniel Dompierre. Trois sachets derrière une plaque de cheminée, c'est un peu gros, non? Le fils a raconté ça aux flics. Mais cette vieille anecdote de scène qui datait de plus d'un an n'intéressait pas les flics. La brigade des stups tenait l'affaire et l'agression contre Sophia Siméonidis n'avait aucune importance. Alors le fils Dompierre a dû laisser tomber. Mais quand Sophia s'est fait tuer à son tour, il a repris le mors aux dents. L'affaire continuait. Il avait toujours pensé que son père et Frémonville avaient été tués, non pas pour de la coke, mais parce que le hasard leur avait fait croiser à nouveau la route de l'agres-seur-violeur. Et celui-ci les a flingues pour qu'ils ne parlent pas. Ça devait être sacrement important pour lui.
– Ton truc ne tient pas debout, dit Marc. Pourquoi le gars ne les aurait-il pas flingues tout de suite?
– Parce que ce gars portait sûrement un nom de scène. Si tu t'appelles Roger Boudin, tu as intérêt à changer ton nom pour Frank Delner par exemple, ou n'importe quoi qui sonne un peu aux oreilles d'un metteur en scène. Donc, le type se barre sous son pseudo et il est tranquille. Qui veux-tu qui devine que Frank Delner, c'est Roger Boudin?
– Bon et alors, merde?
– Tu es nerveux aujourd'hui, Marc. Et alors, imagine que plus d'un an après, le type croise Dompierre, et sous son vrai nom cette fois? Là, plus le choix: il les flingue, lui et son ami, certainement mis dans la confidence. Il sait que Frémonville est un dealer et ça l'arrange au poil. Il planque trois sachets chez Dompierre, les flics avalent le tout et l'affaire s'en va aux stups.
– Et pourquoi ton Boudin-Delner aurait-il tué Sophia quatorze ans plus tard, puisque Sophia, de toute façon, ne l'avait pas identifié?
Lucien, à nouveau fiévreux, plongea dans un sac en plastique qu'il avait déposé sur la chaise.
– Bouge pas, mon vieux, bouge pas.
Il fouilla un moment dans un tas de papiers et en sortit un rouleau retenu par un élastique. Vandoosler le regardait, visiblement admiratif. Le hasard avait servi Lucien, mais Lucien avait drôlement bien harponné ce hasard.
– Après ça, dit Lucien, j'étais déboussolé. La dame Rachel aussi, d'ailleurs. Ça l'avait remuée de fouiller ses souvenirs. Elle n'était pas au courant de l'assassinat de Christophe Dompierre et tu penses bien que je ne lui ai rien dit. On s'est fait un petit café, sur le coup de dix heures, pour se remonter. Et puis, c'était bien joli tout ça, mais je pensais toujours à mes carnets de guerre. C'est humain, tu comprends.
– Je comprends, dit Marc.
– Rachel de Frémonville faisait beaucoup d'efforts pour ces carnets de guerre, mais peine perdue, ils étaient vraiment égarés. En buvant son café, elle a poussé une petite exclamation. Tu sais, ces petites exclamations magiques, comme dans un vieux film. Elle se souvenait que son mari, qui était très attaché à ces sept carnets, avait pris la précaution de les faire clicher par son photographe de presse. Parce que le papier de ces carnets était de mauvaise qualité et commençait à se piquer, à partir en dentelle. Elle me dit qu'avec de la chance, le photographe avait pu garder des épreuves ou des négatifs de ces photos de carnets, pour lesquelles il s'était donné beaucoup de mal. C'était écrit au crayon et pas facile à clicher. Elle m'a filé l'adresse du photographe, à Paris heureusement, et j'ai foncé droit chez lui. Il était là, à tirer des épreuves. II n'a que la cinquantaine et il est toujours dans le métier. Tiens-toi bien, Marc, mon ami: il avait conservé les négatifs des photos des carnets et il va me les développer! Sans blague.