Литмир - Электронная Библиотека
A
A

«Monsieur Job,

Réunissez à l’instant même six ou huit de nos hommes, et allez à leur tête attendre mes instructions chez le marchand de vin qui fait le coin de la rue des Martyrs et de la rue Lamartine.»

– Pourquoi là-bas, et non ici, chez vous?

– C’est que nous avons intérêt, cher monsieur, à éviter les courses inutiles. Là-bas, nous sommes à deux pas de chez Mme Charman et tout près de la retraite de Trémorel, car le misérable a loué son appartement dans le quartier de Notre-Dame-de-Lorette.

Le vieux juge de paix eut un geste de surprise.

– Qui vous fait supposer cela? demanda-t-il.

L’agent de la Sûreté sourit, comme si la question lui eut semblé naïve.

– Vous ne vous rappelez donc pas, monsieur? répondit-il, que l’enveloppe de la lettre adressée par Mlle Courtois à sa famille pour annoncer son suicide, portait le timbre de Paris, bureau de la rue Saint-Lazare? Or, écoutez bien ceci: En quittant la maison de sa tante, Mlle Laurence a dû se rendre directement à l’appartement loué et meublé par Trémorel, dont il lui avait donné l’adresse et où il lui avait promis de la rejoindre le jeudi matin. C’est de cet appartement qu’elle a écrit. Pouvons-nous admettre qu’il lui soit venu à l’idée de faire jeter sa lettre dans un autre quartier que le sien? C’est d’autant moins probable qu’elle ignore quelles raisons terribles a son amant de craindre des recherches et des poursuites. Hector a-t-il été assez prudent assez prévoyant pour lui indiquer cette ruse? Non, car s’il n’était pas un sot, il lui aurait recommandé de déposer cette lettre ailleurs qu’à Paris. Donc, il est impossible que cette lettre n’ait pas été portée à un bureau voisin de l’appartement.

Si simples étaient ces réflexions que le père Plantat s’étonnait de ne les point avoir faites. Mais on ne voit jamais bien clair dans une affaire où on est puissamment intéressé, la passion brouille les yeux comme la chaleur d’un appartement les lunettes. Avec son sang-froid il avait perdu en partie sa perspicacité. Et son trouble était immense; il lui semblait que M. Lecoq prenait de singuliers moyens pour tenir sa promesse.

– Il me semble, monsieur, ne put-il s’empêcher de remarquer, que si vous désirez soustraire Hector à la Cour d’assises, les hommes que vous réunissez vous embarrasseront bien plus qu’ils ne vous seront utiles.

Dans le regard aussi bien que dans le ton du juge de paix, M. Lecoq crut démêler un certain doute qui le choqua.

– Vous défieriez-vous de moi, monsieur? demanda-t-il.

Le père Plantat voulut protester.

– Croyez, monsieur…

– Vous avez ma parole, reprit M. Lecoq, et si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que je la dégage toujours quand je l’ai donnée. Je vous ai affirmé que je ferais tous mes efforts pour sauver Mlle Laurence, je les ferai. Mais n’oubliez pas que je vous ai promis mon concours et non le succès. Laissez-moi donc prendre les mesures que je crois opportunes.

Ce disant, sans s’occuper de l’air tout à fait décontenancé du juge de paix, il sonna pour appeler Janouille.

– Tiens, lui dit-il, voici d’abord une lettre qu’il s’agit de faire porter de suite à Job.

– Je vais la porter moi-même.

– Du tout. Tu vas, toi, me faire le plaisir de rester ici sans bouger, pour attendre les hommes que j’ai envoyés en tournée ce matin. À mesure qu’ils se présenteront, tu les enverras au rapport chez le marchand de vins de la rue des Martyrs. Tu sais, au coin, en face de l’église. Ils y trouveront bonne et nombreuse compagnie.

Il donnait ses ordres, et en même temps il quittait sa robe de chambre, endossait une longue redingote noire et assujettissait solidement sa perruque.

– Monsieur rentrera-t-il ce soir? demanda Janouille.

– Je ne sais.

– Et si on vient de là-bas?

«Là-bas», pour un homme du métier, c’est toujours la maison, la préfecture de police.

– Tu diras, répondit-il, que je suis dehors pour l’affaire de Corbeil.

M. Lecoq était prêt. Véritablement il avait l’air, la tournure, la physionomie et les façons d’un respectable chef de bureau d’une cinquantaine d’années. Des lunettes d’or, un parapluie, tout en lui exhalait un parfum on ne peut plus bureaucratique.

– Maintenant, dit-il au père Plantat, hâtons-nous.

Dans la salle à manger, Goulard, qui avait fini de déjeuner attendait au port d’armes le passage de son grand homme.

– Eh bien! mon garçon, lui demanda M. Lecoq, as-tu dit deux mots à mon vin? comment le trouves-tu?

– Délicieux, monsieur, répondit l’agent de Corbeil, parfait, c’est-à-dire un vrai nectar.

– T’a-t-il, ragaillardi, au moins?

– Oh! oui, monsieur.

– Alors, tu pars nous suivre à quinze pas et tu monteras la garde devant la porte de la maison où tu nous verras entrer. J’aurai probablement à te confier une jolie fille que tu conduiras à M. Domini. Et ouvre l’œil; c’est une fine mouche, fort capable de t’enjôler en route et de te glisser entre les doigts.

Ils sortirent et derrière eux Janouille se barricada solidement.

25

Avez-vous besoin d’argent?

Voulez-vous un habillement complet à la dernière mode, une calèche à huit ressorts ou une paire de bottines? Vous faudrait-il un cachemire de l’Inde, un service de porcelaine ou un bon tableau pas cher? Est-ce un mobilier que vous souhaitez, de noyer ou de palissandre, ou des diamants, ou des draps, ou des dentelles, ou une maison de campagne, ou votre provision de bois pour l’hiver?

Adressez-vous à Mme Charman, 136, rue Notre-Dame-de-Lorette, au premier au-dessus de l’entresol, car elle tient tout cela et même d’autres articles encore qu’il est défendu de considérer comme marchandise. Si, homme, vous avez quelque garantie à lui présenter, ne fût-ce qu’un traitement saisissable, si, femme, vous êtes jeune, jolie et point farouche, Mme Charman se fera un plaisir de vous obliger à raison de deux cents pour cent d’intérêt.

À ce taux elle a beaucoup de pratiques et n’a pourtant pas encore fait fortune. C’est qu’elle est forcément très aventureuse, qu’il y a d’énormes pertes, s’il y a de prodigieux profits, et que souvent ce qui est venu par la flûte s’en va par le tambour. Puis, ainsi qu’elle se plaît à le dire, elle est trop honnête. Et c’est vrai, au moins, qu’elle est honnête: elle vendrait sa dernière chemise brodée plutôt que de laisser protester sa signature.

Personne, d’ailleurs, moins que Mme Charman ne ressemble à cette horrible grosse femme à voix rauque, à geste cynique, chargée de bagues et de chaînes d’or, qui est le type de la marchande à la toilette.

99
{"b":"125304","o":1}